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De l’image au stéréotype: une introduction à l’histoire des systèmes de représentations de l’Autre dans la littérature et l’iconographie aux XIX et XXème siècles.

 

Christianne Benatti Rochebois

Doutoranda: Université de Franche-Comté (França) / Universidade Federal de Viçosa

chrisrochebois@ufv.br

 

Résumé

L’étude des représentations de l’Autre dans la littérature française du XIXème et du XXème siècles implique necéssairement la perception et l’analyse de plusieurs supports qui ont servi à leur propagation. En croyant à l’intertextualisation qui actue dans les représentations du collectif français, nous observons l’influence (la répétition) de l’image du noir colonisé, sur le noir et l’arabe habitants d’aujourd’hui en France En mariant quelques lignes (la publicité, l’affiche politique, le manuel scolaire, la carte postale, etc), à l’écriture littéraire, nous verrons comment ces moyens de représentation se citent et s’étayent, construisant ensemble l’image de l’autre.

Mots-clés: représentation, stéréotype, littérature française, colonisation.

 

Resumo

O estudo das representações do Outro na literatura francesa nos séculos XIX e XX implica necessariamente a percepção e análise dos vários suportes que serviram à sua propagação. Acreditando na intertextualização atuante nas representações do coletivo francês, observamos a influência (repetição) da imagem do negro colonizado, no negro e no árabe habitantes de hoje na França. Casando alguns canais (a publicidade, o cartaz político, o livro escolar, o cartão postal, etc) ao escrito literário, veremos como estes modos de representação se citam e se escoram, fabricando juntos a imagem do Outro.

Palavras-chave: representação, estereótipo, literatura francesa, colonização.

 

Introduction

La question qui se pose est la suivante: la manière dont l’Autre est appréhendé aujourd’hui n’est-elle pas la conséquence de la façon dont on le montrait hier ? Ne faut-il pas remonter aux sources de l’invention de l’étranger pour décrypter comment sa perception se projette aujourd’hui sur l’immigré, tout particulièrement sur le Maghrébin ? Nombre de stéréotypes dont l’immigré est affublé trouvent leur origine dans ce qui, dans un passé proche, stigmatisaient l’indigène, le colonisé.

Cette évocation de la colonisation est centrale dans cet exposé parce qu’à l’évidence le colonisé est le père de l’immigré.

On s’aperçoit très vite que l’histoire des représentations, qui est aussi une histoire du regard, oblige le chercheur à interroger les multiples supports qui ont servi à leur propagation et à réfléchir sur l’intention des différents opérateurs au travail et les publics qu’ils visaient.

Le regard dit plus sur le regardant que sur le regardé, vérifiant ainsi cet acquit fondamental de la psychanalyse selon lequel nous projetons sur autrui l’image de ce qui nous effraie et nous fascine (O. Mannoni).

Parler aujourd’hui des représentations des migrants ou des immigrés dans l’inconscient collectif français passe obligatoirement par l’observation d’un passé qui ne passe pas.

Rappel de définitions du dictionnaire

Représenter: rendre présent à la vue par l’image. Renvoyer l’image de quelque chose. Faire apparaître à l’esprit par l’effet d’une analogie réelle ou supposée.

Représentation: fait de représenter par une image, un signe, un symbole. Ce que l’on se représente, ce qui forme le contenu concret d’un acte de pensée et en particulier, la reproduction d’une perception antérieure. Freud oppose la représentation à l’affect.

Stéréotype (terme d’imprimerie: cliché métallique): poncif, cliché réduisant les singularités. Idée, opinion toute faite, acceptée sans réflexion et répétée sans avoir été soumise à un examen critique, par une personne ou un groupe, et qui détermine, à un degré plus ou moins élevé, ses manières de penser, de sentir et d’agir. Dans le racisme le stéréotype possède les deux catégories d’économie (éviter de réfléchir) et de justification (je juge les Noirs ou les Arabes, sales, paresseux et voleurs parce que, par opposition, je me définis comme propre, travailleur et honnête).

Un stéréotype est une représentation à deux dimensions, comme une image, sans profondeur et sans plasticité. Pour que le stéréotype devienne représentation, il faut que les expériences de la relation avec l’étranger soient multiples et variées. (SIMONDON, 2001)

Stéréotypé: qui a le caractère convenu du stéréotype. Qui semble sorti d’un moule, tout fait, figé.

Modes et supports de représentations
Dès le XIXème siècle, en France, tout un dispositif de représentations de l’Etranger, perçu de plus en plus dans une altérité irréductible, s’enclenche et occupe dans les chaînes de la transmission du savoir une place importante. Ce dispositif se manifeste autant par l’écrit que par l’image. Son but, voulu ou non, est d’inscrire dans l’imaginaire de la société française une série de signes qui deviendront les caractères reconnaissables des sujets composant à l’époque l’empire colonial. Ils viendront justifier la colonisation et légitimer la dépossession d’immenses territoires s’étendant de l’Afrique du Nord et subsaharienne à l’Asie du Sud-Est dénommée alors l’Indochine.

Noirs, Arabes, Berbères, Asiatiques seront dès lors représentés de telle sorte que leurs images – la façon dont ils sont regardés, mesurés, décrits, expliqués – marquera presque de manière indélébile la conscience de la population métropolitaine. Des images qui les englobent de manière indifférenciée, grossissant certains de leurs traits qui gomme paradoxalement leur personnalité et les place tous dans un même moule racial ou culturel, comme s’ils étaient interchangeables, indéfiniment répétés, jusqu’à provoquer cette « inquiétante étrangeté » dont parlait Freud. Ces images formées (qui insistent par exemple, en ce qui concerne les Noirs, sur la peau, le nez, les lèvres, les cheveux, le langage, le corps) circulent pour la plupart à l’insu des principaux concernés. Elles ne suscitent donc aucun contre-discours qui viendrait rectifier ou atténuer leurs effets. Elles constituent les seules représentations d’une société qui n’en produisaient pas.

C’est ce processus de fabrication de l’image de l’Autre que je voudrais examiner ce matin.

Il ne s’agira pas pour moi d’interpréter ce processus mais de suivre pas à pas les modalités d’une mécanique habilement mise en œuvre par les tenants de l’entreprise coloniale. Et de rendre compte de la transformation de ces images, massivement diffusées, en stéréotypes, en clichés.

Je puiserai, pour alimenter ma démarche, dans les textes écrits – qu’ils soient de fiction: la nouvelle et le roman ou de témoignage: le récit et notamment le récit de voyage.

J’aborderai ensuite l’image purement esthétique: la peinture, le dessin ou l’image documentaire à vocation parfois esthétique: la photographie et son extension innombrable, la carte postale.

La littérature et la peinture, puis la photographie seront plus particulièrement examinées pour y débusquer ces représentations de l’Autre. Nous verrons comment ces modes de représentations font système, se citent et se fécondent les uns les autres pour aboutir à une trame discursive intertextualisée qui traverse les genres et que nous pouvons voir à l’œuvre encore aujourd’hui alors que la loi, la connaissance ou le bon sens, n’autorisent plus ce type de productions.

D’autres supports, épousant d’autres canaux et s’adressant à d’autres publics, interviennent dans cette fabrique de l’image de l’Autre. Signalons, liste non exhaustive, les suivants dont certains pourront être convoqués de manière incidente pour étayer mon propos: le manuel scolaire, la bande dessinée, la publicité, l’imagerie enfantine, l’affiche politique, l’image de la femme noire dans les revues, le cinéma, les ouvrages parlant de l’action évangélisatrice des missionnaires, les traités de médecine coloniale, les premiers essais d’anthropologie et d’ethnologie qui sont contemporains de la colonisation.

Enfin, pour asseoir mon propos, j’emprunterai aux domaines de l’histoire, de la sociologie et de la psychologie.

Etude de cas
Tout a commencé, je le disais, au XIXème siècle quand a surgi dans les cercles scientifiques et artistiques le besoin d’aller à la rencontre de l’Orient. Désir romantique de l’ailleurs, soif de connaissance scientiste, nécessité de vérifier l’état du monde pour en dresser l’inventaire et, sous-jacent, un formidable appétit de conquête territoriale commandé par l’idée de puissance que partagent les nouveaux pays industrialisés (l’Angleterre et la France essentiellement). Ernest Renan (1823-1892), philosophe et historien, présente l’Orient dans une « éternelle enfance », lieu de sagesse, de rêverie et de passivité. C’est un Orient féminisé et immuable que Renan confronte à l’Occident mâle détenteur du logos, de la dialectique, de la réflexion et de l’action.

Cette affirmation de la supériorité occidentale, confortée par la théorie évolutionniste et l’analyse des sociétés indigènes qui en découlent, vient renforcer – et à son tour subir – l’influence de la logique coloniale de l’invention de l’Autre.

Cet intérêt pour l’Orient, proche ou extrême, se traduit par une profusion d’images – scripturales et iconiques – qui bâtissent un mode de représentations foncièrement paternaliste et péjoratif des peuples colonisés. Il faut savoir que le système colonial ne s’impose pas par simple transfert des structures politiques ou autres, il s’accompagne toujours d’une série de fables et de descriptions-représentations qui légitiment ce transfert.

Procédons à l’examen de ces descriptions-transferts.

Le regard écrit
Le récit de voyage, publié dans un premier temps dans les journaux, utilise un style essentiellement métaphorique – cette manière d’écrire qui fait image. Il raconte le plus souvent l’itinéraire du voyageur. Les péripéties de son aventure et les pensées qui lui viennent durant son séjour. La couleur locale, omniprésente dans ces textes, évite la réalité en parlant des curiosités et sert de décor à cette narration. Elle a pour fonction de rappeler au lecteur la distance, pas uniquement spatiale, qui le sépare des hommes et des endroits dépeints.

Il faut dire cependant que, parlant de l’Algérie conquise en 1830, certains premiers récits décrivent avec une certaine bienveillance les populations rencontrées. Citons ceux de: Théophile Gautier (1845): Voyage pittoresque en Algérie (1865) ; Eugène Fromentin, peintre et écrivain, (1846, 1847, 1852): Un été au Sahara (1857) et Une année dans le Sahel (1859); Alphonse Daudet (1861): Tartarin de Tarascon (1872).

Mais le regard changera, en se durcissant, avec la politique de colonisation à outrance initiée au début de la IIIème République (1870).

Après l’occupation en 1863 de la Cochinchine et du Cambodge, du Sénégal (1865), de la Tunisie (1881) et du Tonkin (1885), Madagascar passera sous l’autorité de la France en 1896.

Un auteur considérable, Guy de Maupassant, se rendra par exemple plusieurs fois en Algérie à partir de 1881. Un récit: Au soleil, et une nouvelle: Allouma, sont publiés à l’issue de ses voyages.

Dans Au soleil, qui se veut une relation objective de son passage en Algérie, une sorte de carnet de route, Maupassant décrit son rapport au pays, à ses habitants – les indigènes. Il distille quantité de jugements formulés au présent de vérité générale, celui des fables, dont voici quelques aperçus:

« On sait que les Arabes ne sont pas indifférents à la beauté des hommes »
« Qui dit Arabe dit voleur, sans exception »
« Il faut avoir vécu parmi eux pour savoir combien le mensonge fait partie de leur être, de leur cœur, de leur âme, est devenu chez eux une sorte de seconde nature, une nécessité de la vie »
« Peuple étrange, enfantin, demeuré primitif comme à la naissance des races »
« leurs coutumes sont restées rudimentaires. Notre civilisation glisse sur eux dans les effleurer »
« Les Arabes passent, toujours errants, sans attaches, sans tendresse pour cette terre que nous possédons, que nous rendons féconde, que nous aimons… »
« Le sillon de l’Arabe n’est point ce beau sillon profond et droit du laboureur européen… »
« La femme Arabe, en général, est petite, blanche comme du lait, avec une physionomie de jeune mouton. Elle n’a de pudeur que pour son visage… »
« Ce paquet informe de linge sale qui représente la femme Arabe… ».

Ces jugements sont la reprise exactes des idées véhiculés par l’idéologie impérialiste de l’époque qui fixe le colonisé dans une différence infériorisante qui serait inscrite dans ses gènes. Une sorte d’être inachevé, inabouti comparé à l’étalon représenté par l’Européen, et qu’il faut refaçonner.

La position de Maupassant à propos de l’Islam n’est pas tranché. Il y reconnaît une certaine simplicité (les mosquées aux salles dépourvues de décoration), un certain égalitarisme (le déroulement de la prière où les classes sociales sont confondues). Il est séduit par la place réservée aux fous dans la société musulmane, par le rituel funéraire (l’enterrement, le cimetière) et considéré, lui l’anti-clérical, que l’absence de clergé est un avantage.

Mais il critique sévérement ce que nous pourrions appeler les distorsions de cette religion: sa misogynie qui exclut la femme du champ social favorisant, selon lui, l’homosexualité masculine et certaines de ses pratiques qu’il définit comme barbares, moyen-âgeuses, anachroniques. De ce constat, Maupassant tire la conclusion que l’Islam est inapte à la modernité. Ce point de vue largement admis à son époque empêchera nombre de musulmans « évolués » à accéder, durant la période coloniale, à la citoyenneté française.

Il condamne le rôle négatif de l’Islam qui guide continuellement le musulman et le freine dans sa vie en l’éloignant de toute possibilité de progrès. Il peut ainsi énumérer une série de caractères, thèmes-clichés devenus récurrents dans ce type de discours, qu’il attribue à l’indigène: l’ignorance, le mensonge, la paresse, la saleté, la lâcheté, l’hypocrisie, la complaisance, le fatalisme, la dissimulation, l’incivilité.

Allouma, œuvre de fiction, relate une histoire d’amour entre un colon et une fille du Sud, « une rôdeuse du désert », « une bête admirable, une bête sensuelle, une bête à plaisir qui avait un corps de femme » et montre l’impossible rencontre entre les partenaires. Allouma, l’héroïne, étant incapable, selon le narrateur, d’éprouver, « comme toutes les filles de ce continent primitif », le moindre sentiment amoureux,  « cette petite fleur  bleue » qui éclôt dans le cœur des femmes du Nord.

Souple comme un animal à quoi elle est souvent comparée, elle n’est envisagée dans la nouvelle que comme corps à la sensualité insatiable. Et menteuse « comme tous les Arabes » pour revenir à la fonction globalisante du stéréotype.

Un autre roman, présenté sous la forme d’un journal intime, intitulé Mambu et son amour, paraît en 1924. L’auteur, Louis Charbonneau, les situe au Congo et l’histoire racontée, annoncée comme vraie, se déroule en 1904. Il s’agit là encore d’une histoire d’amour entre le narrateur et « une jeune négresse » qui a toute les qualités (belle, sérieuse, aimante, vierge, françisée), sauf celle d’être de la même origine que son amant. Les différences culturelles sont telles, selon l’auteur, l’écart entre leur monde est si grand que la séparation s’impose – au prix de la mort de la jeune femme. Ce roman, sans grande valeur littéraire, a le mérite pourtant, en indiquant les contradictions de la politique officielle de la France dans ses colonies, de montrer comment l’assimilation est refusée aux «colonisés émancipés ».

Une scène est à relever qui signale la question incontournable de la couleur de la peau, celle « de la race blanche » et celle « de la race noire ». Une vieille dame est heureuse de voir Mambu céder à l’homme blanc car, dit-elle, si « Les Blancs viennent prendre les femmes noires, alors les enfants seront blancs ! Et les Noirs seront finis ! ».

Cet aspect de la colonisation, qui est l’un des effets de l’acculturation, sera longuement développé par le psychiatre martiniquais Frantz Fanon sous le concept de complexe de lactification – qui est une variante de ce que d’autres appellerons la haine de soi.

On pourrait rattacher la leçon de Mambu et son amour aux difficultés rencontrées par les premiers anthropologues et ethnologues dans leur rapport au monde africain. Ces difficultés tiennent dans l’irrépressible sentiment de supériorité de l’homme civilisé qui contamine la relation entre l’ethnographe et son sujet d’étude.
 
Le regard peint
La peinture dite orientaliste participe également à l’élaboration de la représentation du colonisé (qui sera pour les peintres selon les époques: Arabe, Bédouin, Maure, Kabyle, Africain, Indigène, Autochtone…).

Eugène Delacroix (1832): sa toile, La mort de Sardanapale (1827), cristallisera longtemps en France le fantasme d’un Orient cruel et raffiné. Dans ce tableau, le tyran Sardanapale, qui va mourir, assiste impassible dans le faste de son palais au sacrifice, qu’il a commandé, de ses femmes et de ses chevaux. Une atmosphère tragique faite de grandeur résignée où des sensations extrêmes – inspirant attraction et répulsion – deviennent pour ainsi dire palpables, imprègne cette scène qui fit scandale le jour de son exposition. On reprocha à Delacroix d’avoir osé mêler dans cette œuvre la mort et la volupté.

La toile Les massacres de Scio (1824), où la brutalité des Turcs à l’encontre des Grecs est mise en avant, avait participé trois ans auparavant à la naissance d’un fort sentiment de rejet à l’encontre de la Turquie.

Delacroix met en scène des situations dramatiques pleines de tumulte dans les couleurs qui évoquent à ses yeux l’Orient: le rouge, le bleu sombre, l’or, l’ocre, le noir.

Après un court séjour au Maroc et à Alger, en 1832, il assagira sa palette comme dans ses tranquilles Femmes d’Alger dans leur appartement (1834).

Mais de nombreux autres peintres prennent part à leur manière à cette invention de l’Autre en s’inspirant des récits de voyage publiés ou voyageant eux-mêmes. Ainsi Ingres et ses Odalisques (il n’ira jamais en Orient), Horace Vernet (1833), l’auteur de La smala de l’Emir Abdel-Kader – immense toile de plus de vingt mètres – qui a représenté dans les ouvrages scolaires et les gravures murales la conquête de l’Algérie, Théodore Chassériau (1846), amoureux de la vie saharienne et Jean-Léon Gérôme (1853).

L’Orient montré par ses peintres s’arrête souvent aux portes de l’intimité des gens rencontrés. Il se ferme aux regards indiscrets et n’offre à voir que l’extérieur de son univers – le montrable où il n’apparaît pas réellement: les villes, les rues, les cafés, les marchés, le désert et son ciel. D’où la frustration de ces artistes contraints d’imaginer ce qui leur est caché, c’est à dire le monde secret qui continue d’exister derrière les voiles ou le mur des maisons. Cette frustration, donnant corps à leurs fantasmes, les amène à peindre ces scènes improbables de harem, de danses, de bains, de siestes où le corps nu ou à demi découvert des modèles (habituellement des prostituées) érotise le monde oriental et accrédite, dans la clôture du sérail, l’idée de l’enfermement des femmes.

Le regard photographique
La photographie vient répéter en reproduisant les mêmes situations mais en leur affectant un indice de réalité.

Un peu avant 1900, la carte postale amplifiera, sous forme de Scènes et types, cette vision du monde colonisé en y ajoutant une légende ou un commentaire. Elle donne naissance au type indigénisé. La carte postale, qui atteint tous les publics de la Métropole, confirme dans l’esprit de celui qui la reçoit, l’idée déjà véhiculée par des supports autres que la littérature, la peinture ou la photographie, et qu’il a pu rencontrer dans les manuels scolaires ou dans ce vecteur d’éducation ludique qu’est la bande dessinée (Bécassine chez les Turcs (1918), Tintin au Congo (1930), Tarzan (1930), Zig et Puce à l’exposition coloniale (1931) etc.).

Le regard illustré
Les livres d’histoire et de géographie, les livres de lecture au programme des établissements scolaires publics ou privés jusqu’aux années 1950 reflétaient la pensée dominante du temps des colonies.

Rappelons-la brièvement: le positivisme, système philosophique qui voit dans l’observation des faits positifs, dans l’expérience, l’unique fondement de la connaissance, distingue dans son principe l’Europe moderne, civilisée et rationaliste d’un Orient arrêté dans un passé prestigieux et croupissant dans ses ruines. La notion de race, alors théorisé par Gobineau (1816-1882) dans Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855), se retrouve dans les cours dispensés aux élèves. Elle sera relayée par le sociologue Lévy-Burhl (1857-1939) dans Les fonctions mentales dans les sociétés primitives (1910) et dans La mentalité primitive (1922). Pour Lévy-Burhl, dont les travaux inspireront le racisme biologique nazi, le sauvage est d’une mentalité inférieure parce qu’il est marqué par l’animisme et la magie. Le civilisé est supérieur parce qu’il est marqué par la pensée logique et pratique.
Jules Ferry, le père de l’école républicaine, se démarquant de l’extrémisme de ces thèses mais conservant leur esprit, affirmait qu’en échange de son expansion économique la France offrait en contrepartie la civilisation aux peuples colonisés.

On peut dire que l’école, qui devient obligatoire en 1881, a contribué à transmettre et à enraciner des préjugés racistes dans la mémoire de plusieurs générations d’écoliers.

Dans Comment on raconte l’Histoire aux enfants, Marc Ferro écrit:

Ne nous y trompons pas, l’image que nous avons des autres peuples et de nous mêmes est associée à l’Histoire qu’on nous a racontée quand nous étions enfants. Cette représentation nous marque toute notre vie.

Les autres supports
Pour en revenir aux supports de représentations dont je n’ai pas parlé, voici quelques éléments susceptibles d’être ultérieurement développées.

En ce qui concerne la représentation de l’Africain il faudrait dire que dès le XIXème siècle, une double image du Noir s’installe en Europe: celle de l’anthropophage (représenté dans son univers naturel, la brousse) ou celle du domestique et de la nounou intégrés au monde blanc.

Les gravures du XVIème siècle montrent des êtres monstrueux, surtout des femmes, vivants dans la Caraïbe (Martinique, Haïti...). Etait-ce une manière de brider le désir sexuel en attente d’exotisme ?

Plus tard cependant, J.J. Rousseau, à contre-courant des idées de son époque, considérera le « sauvage » - parce que sans passion, fort e t agile – supérieur au « civilisé ».

  • La publicité. Le Noir authentifie le produit venu d’ailleurs. Les campagnes de promotion parlant du café, du chocolat, de la margarine, du rhum, des bananes useront sans compter de ce personnage. La publicité Banania demeure l’icône emblématique de cette série.
  • Les représentations des Africains dans l’imagerie enfantine. L’imagerie d’Epinal, la plus productive, s’adresse aux enfants et propose des sujets où le Noir, Bamboula par exemple, amuse par son innocence et son aspect simiesque. La théorie évolutionniste est illustrée par une quantité importante de ces scènes en images distribuées en récompense aux écoliers méritants. Ces images agrémentent également les emballages des produits de grande consommation comme le chocolat ou le pain d’épice.
  • La femme noire en image. En tant qu’Africaine, la femme noire est considérée comme porteuse de la représentation de l’Afrique mise en oeuvre par les coloniaux. Om peut observer l’évolution de cette image dans les photographies publiées par deux revues: L’Illustration et Le Monde colonial illustré des années 1900 et au-delà.

 

Dans un premier moment de la femme noire est représentée dans sa nudité naturelle: elle attise la curiosité érotique des lecteurs de ces revues. Plus tard, résultat de la propagande de l’Eglise et dans un souci de préservation de la pudeur occidentale, elle est représentée vêtue dans ses occupations ménagères – d’où ressort le thème du portage qui souligne l’élégance du corps en augmentant son attrait sexuel. Elle se transforme en bonne sauvage docile à toutes les manoeuvres.

Il serait intéressant de comparer ce mouvement dévêtu/vêtu à ce qui se passe en Algérie où la femme arabe subit le mouvement inverse. Dévoilé, son corps est souvent montré dénudé dans les cartes postales.

  • Le Noir dans l’affiche politique. D’abord symbole de « la force noire » féroce et brave (en référence aux tirailleurs africains engagés dans la première guerre mondiale), le Noir devient un peu plus tard, avec le début des premiers troubles dans les colonies, fomenteur de complot ou symbole de la répression.
  • Le cinéma colonial. Il parle peu de l’épopée des conquêtes coloniales car pour lui la présence française en Afrique est un fait acquis. Il familiarise le spectateur métropolitain aux paysages exotiques et propose des actions commencées en France et qui s’achèvent en Afrique. Le temps y est suspendu et l’histoire avance à peine ; l’Africain est relégué aux marges de l’intrigue où il n’apparaît que sous les traits du sauvage ou du serviteur (le boy) obéissant.
  • L’action évangélisatrice des missionnaires. Diffusée dans des revues et des ouvrages par les missions chrétiennes, cette action est considérée comme une activité ecclésiastique normale. Elle montre les réalisations de ces missions et la progression à marche forcée de la foi en Afrique. Ces informations sont destinées aux lecteurs chrétiens de la Métropole.

 

Conclusion
On le voit, les procédures de représentation de l’Etranger forment système, elles circulent dans toutes les instances de production intellectuelles ou artistiques et concurrent à forger des images qui deviennent des stéréotypes.

Comme tout stéréotype, une fois la désignation passée dans les moeurs, elle est adoptée sans réflexion supplémentaire. Elle va de soi.
L’avantage du stéréotype est qu’il permet d’éviter de réfléchir. On s’épargne le travail de connaissances de l’Autre. Loin d’être une lecture du réel, le stéréotype est une transformation du réel. Il procède à la fois par généralisation, réduction et occultation débouchant sur la clôture et la naturalisation.

Le stéréotype a pour effet d’enfermer sur eux-mêmes les groupes tels qu’il les catégorise, en décidant qu’il s’agit d’un processus évident qui tient à la nature des gens.

Les contre-exemples sont évacués, ne sont pas pris en compte. En clair, les éléments positifs ne sont jamais retenus.

Ainsi pour espérer combattre efficacement les idées reçues, les craintes voire l’hostilité à l’égard des immigrés, il faut en passer par l’étude de leur genèse et des conditions qui expliquent, à travers le temps et les sociétés, leur naissance, leur développement et leur transformation. Et voir comment ces représentations scripturales ou picturales « ces infracassables noyaux de nuit » ainsi qu’aurait pu les nommer André Breton, se transforment en images mentales et alimentent l’imaginaire collectif qui définit l’Autre, l’ailleurs.

 

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