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Artigo - Número 02 - Abril de 2004
Archives imaginaires dans LApprentissage du roman de Benjamin Jordane
par Catherine Dalpé (Étudiante de la Mâitrise en Études littéraires de l'UQAM)
Le genre biographique a de tout temps été très populaire auprès de toutes les sphères de la société; à lépoque du formalisme littéraire, ce genre primordial est toutefois boudé par les intellectuels, qui prônent alors la mort de lauteur, créant ainsi un désintérêt momentané face aux textes biographiques. On voit cependant une recrudescence de lattention accordée à la biographie depuis le milieu des années 80, alors que la figure de lauteur réintègre graduellement son statut dans lanalyse textuelle, et prend même place à lintérieur du texte. Depuis, même en ne tenant pas compte des biographies populaires dartistes, autorisées ou non, on peut remarquer le nombre grandissant de biographies dintellectuels et décrivains, dont les formes textuelles nen finissent pas dinnover. Lécriture biographique, dans son acception habituelle, suppose demblée certains éléments; on sattend à y retrouver le récit de vie dun personnage historique, récit rendu possible grâce à lutilisation darchives liées à son histoire qui ont été conservées. Lexistence de ces archives semble à la fois prouver limportance du personnage ainsi que légitimer la publication du récit de son existence. La biographie dite postmoderne va remettre en question ce caractère historique, voire scientifique, que sétait donné le genre en mettant en scène, à lintérieur même de la biographie, plusieurs difficultés inhérentes à lécriture biographique. Dans le cadre de cette étude, nous mettrons plus avant de quelle manière larchive, attestée comme seul élément capable de prouver lauthenticité dune biographie, peut aujourdhui servir à rendre compte de limpossible vérité de la représentation. Luvre de Benjamin Jordane, LApprentissage du roman (JORDANE, 1993), qui se présente dabord comme un journal personnel, permettra notamment dexplorer un nouveau traitement de larchive. Afin de mieux saisir le processus qui entraîne larchive de la vérité vers la fiction, il sera nécessaire dexpliciter la relation entre Benjamin Jordane et Jean-Benoît Puech, qui dit établir, présenter et annoter le texte de Jordane, mais qui en est vraisemblablement le seul et unique auteur. À travers ce labyrinthe biographique et textuel, il sera donc possible de mieux comprendre la relation entre le biographe postmoderne et son biographé, ainsi que le mensonge qui les unit, notamment par le recours de lécrivain à un procédé de transposition de larchive première, qui vient pervertir leffet de vraisemblance que celle-ci amène généralement au sein de la biographie. Le biographe fait donc ici une utilisation nouvelle de larchive, qui mérite une attention particulière, non seulement à cause de son originalité, mais également lorsquon songe à la vérité camouflée derrière cette vaste supercherie biographique, qui, elle, suppose et suggère une nouvelle conception de la biographie et de lutilisation de larchive. Lorsquon aborde luvre de Benjamin Jordane, il est impossible den rendre compte sans dabord parler du casse-tête complexe dans lequel elle est embourbée et de celui qui ly a impliqué; en effet, la personne de Jordane, sil en est une, ne peut être détachée de celle de Jean-Benoît Puech, ce dernier constituant en quelque sorte loriginal de la copie transposée quest Jordane. Puech est un chercheur-enseignant français contemporain qui présente un intérêt marqué pour les bibliothèques imaginaires, les légendes biographiques et autres supercheries; sa bibliographie témoigne de ce fait, puisque, à titre dexemple, dès sa première publication, La bibliothèque dun amateur (1979), il semploie à élaborer un cahier de lecture contenant des récits et commentaires à propos de textes inexistants. Par la suite, il fera paraître dans des revues universitaires un certain nombre darticle portant sur la théorie biographique ainsi que des études sur ses écrivains de prédilection, dont Louis-René des Forêts (1) fut sans doute le plus marquant dans sa carrière. Si lon en croit une des récentes publications de Puech (2000), Louis-René des Forêts, roman, qui prend la forme dun journal personnel, lauteur aurait entretenu une relation suivie pendant près de vingt ans avec cet écrivain quil a admiré, prenant la peine de relater leurs différentes rencontres et conversations. Au fil de son journal, et en apprenant à connaître LRF, Puech se serait aperçu quil avait forgé, dans son esprit et dans ses écrits, une fausse représentation de cet écrivain, plus fidèle à lidée quil sétait faite de lui en lisant ses romans quà la réalité: "Aurais-je projeté sur Louis-René mes préoccupations les plus personnelles, au point depuis près de vingt ans de ne rien voir de sa vraie vie?" (PUECH, 2000: 52). Cette révélation lui aurait été confirmée par LRF, qui, après avoir lu des extraits du journal, quil considéra compromettants et loin de la vérité, lui aurait refusé le droit de le publier. Malgré cet interdit, le désir de publication étant plus fort que la volonté de se taire, Puech aurait transposé et publié son journal sous le titre de LApprentissage du roman, en signant ses propres écrits du pseudonyme de Benjamin Jordane. Il initie ainsi une vaste entreprise de mystification littéraire, quil entretiendra dans ses publications ultérieures. On a pu remarquer ci-haut lemploi du conditionnel dans lexplication de la relation entre Jordane et Puech. Cette ambiguïté est due au fait quil est extrêmement difficile de croire aux paroles, autant implicites quexplicites, dun écrivain qui semploie ainsi à détourner le lecteur de la vérité. Pourtant, le canular est si bien orchestré que, dans LApprentissage du roman, rien ne permet de croire que Puech serait le véritable auteur de luvre. Laffirmation du contraire dans Louis-René des Forêts, roman donne à ces textes un caractère vraiment paradoxal, le lecteur ne sachant plus sils sont biographiques, autobiographiques ou carrément fictionnels. On se trouve en effet devant le journal intime de Puech, auquel il a fait subir, dabord, une transposition et, ensuite, une transformation plus fondamentale qui est celle de linvention de faits et de personnages (à laquelle nous nous attarderons plus longuement un peu plus loin). Il importe bien sûr de comprendre pour quelles raisons Puech sest donné pour tâche de transposer les faits de son journal; si on croit ce que Puech lui-même en dit, le refus de LRF de voir le journal publié est à la base de cette décision, mais lorsquon examine plus profondément les motifs de lauteur, on peut sapercevoir que ce travail correspond tout à fait à la conception que se fait Puech de la biographie et du "personnage biographique", quil explicitera dans dautres publications, récits et articles. Puech semble avoir une conscience aiguë du fait que les écrits biographiques ne permettent que la représentation, opposée à la "présentation", de la vie réelle, ce qui signifie, dans cette perspective, que nul récit de vie ne peut vraiment refléter la réalité. Cette réalité transformée par la représentation est dautant plus altérée quon se trouve en présence dun journal intime décrivain: "on créditerait volontiers lécriture intime dune sincérité quelle ne possède pas toujours." (MADELÉNAT, 1984: 115) Puech se posant comme personne extérieure pour commenter le texte autobiographique de Jordane, il veut mettre en relief la thèse quil annonçait quelques années plus tôt: "lintermédiaire de narrateurs réels rend la réalité plus sûre que celle de lécrivain, truquée par son penchant pour la fabulation" (PUECH, 1985: 281). Puech aurait pu renoncer carrément à son projet de publier son journal, mais il semploie pourtant à lui faire subir des transformations telles que les faits quil contient ne lui appartiennent plus et nont même plus rien à voir avec les événements de sa propre vie, chose quil considérait toutefois comme véridique avant même que le texte ne soit transposé. Ce travail acharné, qui, en fin de compte, ne peut apporter ni le respect (celui quon pourrait accorder au jeune homme qui sinitia à la littérature avec le grand LRF), ni la reconnaissance (puisquil ne sen proclame pas lauteur) au véritable créateur, ne peut être que la démonstration de ce fait que le biographique ne présente la réalité que dans la mesure où on veut bien y croire. Cette vérité presque absolue quon attribue trop souvent aux faits relatés dans les biographies, celles-ci considérées par beaucoup au même titre que des rapports historiques, voire scientifiques, ainsi que dans les autobiographies, où le lecteur suppose demblée la vérité des faits rapportés puisque cest celui qui les a vécus qui les décrit, est contredite avec vigueur par LApprentissage du roman. La raison principale pour laquelle on accorde habituellement tant de crédit historique aux écrits autant biographiques quautobiographiques sexplique par lutilisation de larchive, qui vient cautionner les faits présentés; dans le cas de LApprentissage du roman, Puech va se servir de ses archives personnelles (si on en croit sa démonstration dans Louis-René des Forêts. roman) afin de créer le récit de la vie de lécrivain Benjamin Jordane: "Dès mon journal, dès ma vie même, jai changé la personne réelle en personnage, selon mon fantasme [ ]. Jai projeté, déformé, fabulé, transposé mais immédiatement, dans une invisible invention" (JORDANE, 1993: 239). Larchive réelle ainsi mise en récit permet à la fois de faire croire à la réalité des faits exposés, mais également de mettre en scène la problématique inhérente à lutilisation de larchive dans lécriture biographique. Même si larchive semble être en mesure dattester les faits présentés dans les récits biographiques et autobiographiques, il demeure néanmoins évident que cest le biographe qui décide ce quil fait de ces trouvailles archivistiques; il existe probablement autant de traitements de larchive que de biographes, et Puech démontre avec LApprentissage du roman que celui qui se lance dans lécriture biographique peut pratiquement faire ce quil veut de larchive, dans la mesure où son récit demeure vraisemblable. Maintenant que la problématique complexe qui construit luvre de Puech est exposée, on pourra voir comment cela se traduit dans lécriture même de LApprentissage du roman. La préface de luvre, signée Puech, est particulièrement intéressante en ce qui concerne le traitement de larchive; cet avant-propos sert à asseoir la véridicité du texte qui va suivre et, lorsquon connaît la provenance apparemment autobiographique de ces écrits, il est évidemment remarquable de voir comment Puech sy prend pour faire croire à la réalité de lexistence de Jordane. Puech explique donc quel est lintérêt dû à luvre de Jordane, de quelle manière sa vie a été bouleversée par sa rencontre avec lécrivain Pierre-Alain Delancourt, en passant de la naissance de sa vocation littéraire à la fin de sa relation avec Delancourt; il devient vraiment fascinant lorsquil se met à raconter comment cette publication est devenue possible grâce à la découverte darchives concernant Jordane: "Dans la masse considérable des écrits de Jordane dont on nous a confié lédition (près de 10 000 pages retrouvées actuellement), le Journal constitue lensemble le plus important" (JORDANE, 1993: 13). Suit une affabulation sur le fait que Jordane avait déjà entrepris un classement raisonné et la dactylographie de ses archives personnelles, ce qui a grandement facilité la tâche des éditeurs. Le recours à larchive serait donc ici, ainsi que cela lest habituellement le cas chez les autres biographes, annoncé comme primordial et essentiel à la constitution et à la publication dune biographie, qui naurait pas été possible sans cela; le canular ainsi posé, Puech peut parler de Jordane sans jamais se dévoiler. On voit donc que Puech se dissocie entièrement de toute attache biographique avec Jordane, se posant simplement comme celui qui a rendu possible la publication de ces écrits inédits, quil se fait un plaisir évident de commenter; à ce titre, le nombre et la longueur des notes de bas de page est absolument effarant. Puech profite de cette possibilité technique pour amener une profusion dinformations qui ne figurent pas dans le texte du journal sur la vie et luvre de Jordane. Cette surabondance permet même de mettre en doute la véracité des faits rapportés, les notes étant tellement nombreuses quon semble assister à une parodie de la forme. En plus de la forme première du journal intime, où sont ajoutées de nombreuses précisions biographiques non amenées par lautobiographe, luvre se transforme en une étude sérieuse, universitaire, des faits de la vie de Jordane, de son uvre, de ses rencontres, de lectures influentes mentionnées dans le journal; chaque nouvel élément à droit à son commentaire, à son explication, voire à son interprétation de la part de Puech, qui connaît apparemment mieux Jordane que lui-même semble se connaître; alors que Jordane écrit: "Pierre-Alain Delancourt et sa femme mont reçu très simplement et chaleureusement dans leur merveilleuse maison de campagne.", Puech va en profiter pour exposer son "savoir" presque omniscient: [En note de bas de page] Jordane na pas retenu pour son Journal dapprentissage (dont il avait envisagé la publication) les passages de son Journal intime dans lesquels il évoque le charme de la propriété des Delancourt et son attachement immédiat pour des lieux qui lui rappellent la maison de campagne de ses grands-parents, près de Fontainebleau, où il passait avec son frère la plupart des "Dimanches dautomne" évoqués dans Ma Tasse de thé. (JORDANE, 1993: 29) Dans cette uvre, larchive principale est annoncée comme le journal de Jordane, mais ce genre de note, dont lexemple cité ci-haut nest quun parmi tant dautres, permet évidemment de douter des faits exposés, alors que Jordane ne fait nulle part mention de ces détails de sa jeunesse et de leur influence sur sa vie dadulte et décrivain. Ici, il est certain que Puech invente allègrement, mais, comme cest le cas dans nombre de biographies, le biographe nest pas tenu de rendre compte de toutes ses sources, ce qui nempêche pas quune certaine vérité puisse souvent être rapportée. On notera cependant que ce genre de réflexion sur luvre dun écrivain permet de soupçonner linvention, comme cest bien le cas ici. Ce dernier exemple vient exposer la manière dont Puech détourne habilement lattention du lecteur tout au long du journal afin de faire croire au subterfuge élaboré dans la préface. Pourtant, ce qui met vraiment la puce à loreille quant à la vérité de ce récit de vie ne se trouve pas seulement dans les notes de bas de page, bien que celles-ci nous fournissent de bonnes raisons de douter des faits relatés, mais bien à la fin du récit, alors que Jordane énonce son désir de transposer les éléments de son journal personnel afin quil soit publiable. Comme ce fut le cas pour Puech avec LRF (récit quon retrouve dans Louis-René des Forêts, roman), Jordane se voit refuser par Delancourt le droit de publier des extraits de son journal relatant certaines de leurs rencontres et de leurs discussions. En effectuant la transposition des personnages et des faits compromettants, Jordane espère être à labri des reproches de son mentor qui, de lavis de Jordane, na pas du tout compris le véritable fondement du journal, qui nest pas un compte-rendu de leur relation, mais une fiction mettant en scène des personnages "réels": La transposition éviterait que mon journal ne soit réduit à un témoignage sur PA [Pierre-Alain Delancourt], comme la fait PA et comme dautres le feront peut-être après lui. Le changement de genre, du "journal" au "roman", montrerait que lAuteur évoqué, son uvre et ses silences, ne sont que dimpurs produits de mon imagination. (JORDANE, 1993: 239) |
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Jordane prend ainsi en charge lentière responsabilité à propos des faits exposés, tout en ayant la lucidité de voir que cette subjectivité transformatrice des faits, qui caractérise son écriture, ne pourrait être comprise que par la démonstration du processus qui ly a mené. Le mensonge se trouve donc dans le corps du texte avant même que la transposition soit effectuée, et cest cette même transposition annoncée qui permettra au lecteur de comprendre la situation de Jordane et son écriture. Lhabileté particulière de Puech réside principalement dans la finale du texte (p. 241-243), où la première entrée du journal est reprise textuellement, mais avec de nouveaux noms de personnages et de lieux; la transposition ainsi effectuée, on peut voir ses effets sur le texte. Dès la lecture de cet extrait, le lecteur est pris par le désir dauthentifier tous les faits qui lui ont été exposés par Jordane, tout en sachant fort bien que cet exemple (qui clôt le Journal) vient démontrer le travail de transposition effectué sur le texte original, dont LApprentissage du roman nest aussi quune transposition. À lintérieur du texte même, ces trois pages transposées sont le principal argument en faveur de la fiction, mais lorsquon a la chance de comparer cette uvre avec Louis-René des Forêts, roman, on se trouve devant une preuve irréfutable que le journal de Jordane est loin de présenter des faits auxquels on pourrait accorder quelque crédit biographique ou historique. En effet, cette dernière uvre reprend, encore textuellement, les notes du journal de Jordane, mais en remplaçant le nom de Jordane par celui de Puech, le nom de Delancourt par celui de LRF, ainsi que tous les noms de lieux par ceux où Puech dit réellement vivre (p. 11-13). Puech viendrait de cette manière dévoiler son mensonge, avouant que le journal publié il y a plus de sept ans sous le nom de Jordane nétait autre que le sien propre auquel il avait fait subir cette fameuse transposition. Puech présente Louis-René des Forêts, roman comme loriginal de son journal qui a servi darchive dans la constitution de LApprentissage du roman, mais il avoue également que la transposition de son propre journal la obligé, un peu malgré lui (ce dont on peut douter), à inventer des faits. Alors que larchive sert habituellement à authentifier les écrits biographiques, larchive ici mise en récit, qui savère en partie fictionnelle ainsi que le démontre lentière démarche de Puech dans cette uvre, sert de fondement à la construction dune fiction. Examinons donc maintenant comment Puech sy prend pour insérer des archives inventées, autant de nature biographique que littéraire, dans le journal de Jordane, ainsi que leffet que celles-ci ont sur le lecteur. On ne peut dabord traiter tous les faits transposés comme étant le fruit de linvention de Puech; si on croit à lexplication de Puech dans Louis-René des Forêts, roman, la plupart des événements relatés dans LApprentissage du roman possède un fond de vérité. Il nen demeure pas moins que Puech ne se contente pas de changer son nom, ceux de ses connaissances et les noms de lieux: il forge littéralement une vie et une production littéraire à Jordane, lui faisant ainsi acquérir une autonomie biographique, une existence cohérente. À partir du moment où Puech attribue à Jordane des relations autant que des uvres littéraires qui sont absolument étrangère à sa propre vie, il ne transpose plus: il invente un personnage. Cette création biographique démontre, par le recours à une forme littéraire établie, ce que Puech explicite dans son journal: "[Le biographique] transforme, pour ainsi dire sur le vif, une personne en personnage, un auteur en image, un sujet, en objet dans lespoir de vaincre leur précarité" (PUECH, 2000: 38), idée quon retrouve telle quel, à quelques virgules près, dans LApprentissage du roman. En plus de détourner le lecteur de sa propre vie, Puech exprime ainsi sa position face aux écrits biographiques qui, selon lui, noffrent aux lecteurs que représentations et, à la limite, faussetés; celles-ci sont toutefois si bien inscrites dans un processus littéraire, surtout dans le cas de biographie décrivain, que les faits fictionnalisés passent pour la vérité. En exposant ainsi que toute uvre biographique ou autobiographique contient une part de fiction, Puech vient contredire toute une tradition qui voulait croire que ces genres littéraires sopposaient au genre du roman précisément par cette caractéristique quils présentaient des faits véridiques. On pourrait même ajouter à cela que la forme autobiographique, ici attestée par le journal intime, fait automatiquement présumer de la vérité des faits exposés: "Dans le cas de lautobiographie, le lecteur suppose plus facilement la vérité des faits rapportés puisque cest celui qui les a vécus qui les décrit" (LEJEUNE, 1975: 33). Avec la forme du journal, il est donc très difficile de vérifier la vérité (ou la fausseté) des faits, surtout lorsque le préfacier a annoncé au tout début que la publication avait été rendue possible grâce à de véritables archives écrites de la main de lautobiographe. Dans la masse de ces archives, on en retrouve qui sont vraisemblablement fausses, servant principalement à faire croire à lexistence de Jordane. Cest lorsquon compare les faits de LApprentissage du roman avec ceux de la vie de Puech quon peut mieux remarquer le caractère fictif de nombreuses rencontres que fait Jordane, de projets quil évoque, ainsi que de plusieurs anecdotes racontées. Le Puech transposé en Jordane devient littéralement Benjamin Jordane, une vie à part entière, une existence représentée qui semble porter en elle autant de valeur que nimporte quelle vie réelle. Larchive littéraire occupe également une très grande place dans luvre de Puech / Jordane; puisque Jordane est un littéraire, dabord étudiant puis plus tard enseignant, Puech devait non seulement ponctuer le récit de la partie de sa vie racontée duvres marquantes, mais aussi dune production littéraire qui voulait en même temps justifier lintérêt quon pouvait porter à cet écrivain. Jordane se retrouve donc avec, pour archives personnelles, une impressionnante collection de textes littéraires, plus souvent inédits que publiés, ainsi quune grande quantité de correspondances. Comme le suggère la tradition hagiographique, qui a transmis son élitisme à plusieurs biographes modernes, le biographé doit être un personnage important, assez pour quon prenne le temps de publier ses uvres inédites, de vouloir les faire connaître. En donnant ainsi une production littéraire substantielle à son personnage de Jordane, Puech ajoute crédibilité et authenticité à son intérêt pour cet écrivain. Ces activités littéraires, reconnues grâce à larchive, contribuent grandement à faire croire à la vérité biographique de Jordane et veulent vraisemblablement assurer de la réalité de son existence. Ces écrits mentionnés, dont la quantité passe curieusement de "près de 20 000 pages" (PUECH, 1991: 171) à "près de 10 000 pages" (JORDANE, 1993: 5), constituent les archives de la vie de Jordane, lui donnent un corps plus palpable, capables de prouver son existence réelle, du moins en tant que représentation. Linvention dévénements biographiques peut produire cet effet, mais de façon limitée, alors que les traces écrites, comme cest le cas dans les biographies historiques classiques, constituent une preuve légitime et courante de lexistence et du contenu dune vie. En plus des nombreuses mentions de lexistence de correspondances entre Jordane et Delancourt (ainsi quavec plusieurs autres personnages), dont on annonce lédition en cours de processus, Puech attribue également à Jordane plusieurs récits, qui sont principalement des nouvelles. La Galerie des Glaces (mentionné dans les notes des pages 30, 31, 106, 201) et Fumées sans feux (p. 36, 65) seraient les deux plus importants recueils de nouvelles de Jordane, mais on ne nous donne nulle part leur éditeur et leur année dédition (étrange?!). Ces écrits sont toujours mentionnés par Puech, en note de bas de page, qui en profite pour commenter leur écriture, les influences reconnaissables dans les textes, etc. Pour accentuer la complexe relation entre faits réels et imaginaires, on annonce en quatrième de couverture que Puech "prépare actuellement lédition dun roman inédit de Benjamin Jordane, Toute ressemblance ", ce que réitère Puech à plusieurs reprises dans ses notes. Effectivement, Puech a publié en 1995 le recueil intitulé Toute ressemblance , lui aussi signé Benjamin Jordane. Le subterfuge ne sera vraiment avoué quavec la publication de Louis-René des Forêts, roman, quon pourrait considérer comme une sorte de confession, si on croit à laveu équivoque de lauteur; la ligne est encore bien mince entre lauthentique réalité de cette dernière publication et une éventuelle fiction qui suit le rythme et la progression de celles qui lont précédé. De la même manière, on peut remarquer que lenchevêtrement de faits réels et imaginaires, bien que ce soit un procédé de fiction, sert évidemment à donner aux éléments inventés un caractère vraisemblable. En effet, tout au long du journal, Jordane va citer en alternance des uvres réelles, des uvres transposées et même des uvres carrément inventées par Puech, qui fait la même chose dans ses commentaires. Puech rend ainsi les uvres inventées plus facilement crédibles, mais si on prête foi à ses propos dans Louis-René des Forêts, roman, on peut croire que cest davantage par obligation de cohérence que par désir daccentuer le mensonge que Puech se sert de ce procédé: [ ] des livres réels et des livres transposés voisinent dans la "bibliothèque" de mes personnages - mais, pire, dans la bibliothèque qui est décrite en bas de page, dans les notes, cest-à-dire là où, en principe, on est sérieux, et non ludique. Et de plus, dans le cas des livres, il ne sagit pas toujours de la transposition terme à terme; je peux avoir inventé des livres supplémentaires. (PUECH, 2000: 71) Le remord apparent de Puech devant cette affabulation à la limite du grotesque vient soutenir le fait quà un certain moment, il a perdu le contrôle de la transposition et a dû entrer dans la fiction. Peut-être Puech na-t-il nullement ressenti ce sentiment qui transparaît de ses propos ici rapportés, mais il est tout de même certain quil na pas inventé à la légère, simplement pour ancrer plus solidement son personnage biographique de Jordane. Grâce à ce procédé complexe de véridiction, Puech construit une philosophie littéraire plausible à lécrivain impossible Benjamin Jordane, dont on a pourtant lédition de son journal dapprentissage entre les mains. La vie même de Jordane, sous laquelle est dissimulée celle de Puech, semble vouloir justifier lutilisation sérieuse darchives inventées. Il ne sagit plus seulement ni de lintérêt particulier de Puech pour les uvres et les écrivains imaginaires, ni de celui de Jordane pour les mondes imaginaires; larchive constitue la base de lauthenticité biographique, et sa remise en question ici, par lamalgame de faits réels et de faits imaginaires, ne peut être aussi longuement explorée si ce nest pour une raison spécifique plus profonde, idéologique. Dans cette optique, Puech a probablement été inspiré par Gérard Genette, qui, soit dit en passant, a été son directeur de thèse à lUniversité dOrléans: Si lon considère les pratiques réelles, on doit admettre quil nexiste ni pure fiction ni Histoire si rigoureuse quelle sabstienne de toute "mise en intrigue" et de tout procédé romanesque; que les deux régimes ne sont donc pas aussi éloignés lun de lautre, ni, chacun de son côté, aussi homogène quon peut le supposer à distance. (GENETTE, 1991: 92) Daprès ce quon a pu voir depuis le début de cette étude, la réalité est traitée au même titre que la fiction par cet auteur, qui passe sans gêne de lune à lautre, tout en recourant à la transposition selon ses besoins; ainsi, il remet totalement en cause lutilisation même de larchive dans lécriture biographique. Celle-ci est bien sûr nécessaire à la reconstitution fidèle de la vie dun personnage historique, ce que nombre de biographes (si ce nest la totalité) ont expérimenté dans leur pratique; sinon par le recours à larchive, comment rendre compte des éléments constitutifs dune vie, même lorsque cest la nôtre quon raconte, la mémoire, cela est bien connu, étant une faculté qui oublie? Par ses écrits biographiques dont la forme autant que le fond détonnent totalement davec la tradition, qui veut à tout prix distinguer biographie et fiction, Puech démontre que le biographe peut se servir de larchive, lutiliser, presque la modeler à sa guise, et en faire un récit tout de même recevable. Cette utilisation de larchive est ici poussée à sa limite, mais cela permet dillustrer à quel point larchive est dénaturée en cours de route de lécriture biographique. En ce qui concerne le recours à larchive dans lécriture biographique, il semble évident que le biographe, malgré toutes ses bonnes intentions, ne peut passer complètement à côté du piège de sa propre subjectivité, ce qui lentraîne souvent dans linterprétation, plutôt que dans lutilisation objective de larchive, dont Puech veut démontrer limpossibilité: Cette inclination à se faire lidéologue de sa propre vie en sélectionnant, en fonction dune intention globale, certains événements significatifs et en établissant entre eux des connexions propres à leur donner cohérence, [ ] trouve la complicité naturelle du biographe que tout, à commencer par ses dispositions de professionnel de linterprétation, porte à accepter cette création artificielle de sens. (BOURDIEU, 1986: 69) Cette subjectivité est dautant plus prononcée lorsquon a affaire à lautobiographie, où lécrivain est évidemment tenté de se dépeindre mieux ou autre que ce quil est dans la réalité quotidienne, pratique qui, soit dit en passant, ne fonderait pas nécessairement un récit plus intéressant. Ainsi, par lécriture, lautobiographe se fait le constructeur de sa propre vie, transformant sa réalité en représentation afin que son existence corresponde à un certain idéal quil sest formé. Puech, ayant pris conscience, par le refus de des Forêts de voir son journal publié, du fait que même son propre journal nétait quune représentation mensongère de la réalité, choisit de la réinventer totalement, de la faire appartenir à un autre que lui-même; de toute façon, le récit ne lui appartenait déjà plus, les faits qui y étaient exposés ne reflétant quune vérité secondaire, subjective. Une fiction, quoi! LApprentissage du roman est donc, plus quun jeu habile sur ce flottement entre biographie, autobiographie et fiction, une démonstration que larchive nest nullement une garantie dauthenticité dans lécriture dun récit de vie. Le Journal de Jordane témoigne de cet enfoncement inconscient dans la fiction, dont larchive récupérée serait un point dancrage loin de garantir la vérité du récit. Quelle est donc la valeur réelle de larchive lorsquon considère ainsi que même sa production, avant sa reconstruction utilisation, a été faite sous légide de la subjectivité, ainsi que le démontre le "roman biographique" de Jordane? Le récit de vie peut sembler impossible sans laide de larchive, mais celle-ci, bien que constituant le fondement de toute écriture biographique, se pose demblée comme inutilisable dans un contexte qui veut présenter des faits historiques, une réalité avérée. Puech prouve ainsi de façon irrévocable que ce nest pas tant la vérité présentée que la vérité de la vie représentée qui importe pour la biographie, cette dernière vérité étant probablement la seule quil soit possible datteindre par lécriture littéraire.
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Notes (1) Dans la suite du texte, nous utiliserons labréviation "LRF". |
Références bibliographiques BOURDIEU, Pierre (1986). "Lillusion biographique", Actes de la recherche en sciences sociales, juin 1986, no 62-63, p. 69-72. GENETTE, Gérard (1991). "Récit fictionnel, récit factuel". In: GENETTE, Gérard. Fiction et diction. Paris: Seuil. JORDANE, Benjamin (1993). LApprentissage du roman, Champ Vallon. LEJEUNE, Philippe (1975). Le pacte autobiographique. Paris: Seuil. MADELÉNAT, Daniel (1984). La biographie. Paris: PUF. PUECH, Jean-Benoît (1985). "Du vivant de lauteur", Poétique, sept. 1985, no 16, p. 279-300. PUECH, Jean-Benoît (1991). "Lauteur de lauteur", Revue des sciences humaines, 1991, no 224, p. 171-189. PUECH, Jean-Benoît (2000). Louis-René des Forêts, roman. Tours: Farrago. |
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