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ISSN 1679-1347 |
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Edições |
Artigo - Número 02 - Abril de 2004
W ou le souvenir denfance, de Georges Perec: |
lautobiographie qui déconstruit pour exister |
Chloé Spandonide (Étudiante de la Maîtrise en Études Littéraires de l'UQAM)
Au-delà de la surprise, il restera un exemple à méditer celui dun autobiographe qui lucidement, patiemment, non par choix, mais parce quil était le dos au mur, a pris exclusivement des voies obliques pour cerner ce qui avait été non oublié, mais oblitéré, pour dire lindicible. |
| Philippe Lejeune. La mémoire et loblique:
Georges Perec autobiographe, 1991.
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En 1969, La Quinzaine littéraire publiait un roman-feuilleton qui ne manqua pas de dérouter ses abonnés. Ce curieux récit daventure, intitulé W et signé Georges Perec, déjouait le lecteur en se métamorphosant en cours de route en description clinique et lacunaire dune société régie par le sport, située sur un îlot imaginaire de la Terre de Feu. Cinq ans après lavortement abrupte du feuilleton, Georges Perec publiait W ou le souvenir denfance, où lon retrouvait ce même texte alterné à un second récit, lui aussi écrit au "je". Le lecteur qui croyait trouver en cette nouvelle forme les réponses à la dystopie insulaire à la Jules Verne qui lavait précédé a dû se résoudre à porter lui-même la vérité attendue. Car le récit autobiographique tressé à la fiction est marqué par le silence; celui dun passé étouffé par linhumain de lHistoire de la Seconde guerre mondiale; celui dun homme qui peine à retracer sa propre histoire, marquée par la perte de son père, à la guerre, puis celle de sa mère, déportée à Auschwitz. La suite de souvenirs déferlant selon une chronologie arbitraire nous en apprend en somme très peu sur ce passé énigmatique. En traquant sa mémoire, Perec nous présente des bribes de son enfance qui ne sont rattachées par aucun fil, si ce nest celui de linsupportable silence. Cette écriture non liée, où les souvenirs sont remis en cause, est rendue possible par lintervention massive de pièces archive qui comble en partie les trous de la mémoire. Lauteur hypercritique dénonce les ruses de sa conscience et se rabat sur des documents et des témoignages afin de donner forme à lindicible. Dans le cadre de la présente lecture de W ou le souvenir denfance, nous nous attarderons uniquement sur le récit autobiographique du livre. Dabord nous nous pencherons sur la position critique adoptée par Perec, autobiographe. Dans un second temps, nous verrons comment interviennent les archives pour combler les silences et les doutes. Enfin, il nous sera possible dexaminer la construction du personnage Perec qui, selon une trajectoire oblique, se dessine à la fois comme le témoin dune époque et le membre du peuple quelle a dévasté. Mais aussi comme le membre dune famille qui lui a permis de fuir la lhorreur de la réalité: la grande famille littéraire. Autobiographie autocritique Le titre du récit annonce un souvenir denfance. Or, les attentes ainsi proférées seront rapidement ébranlées. Celui qui sattendait à lire le récit lyrique dune enfance à la Rousseau sera surpris par un narrateur qui peine à se raconter par le biais de ses souvenirs. Perec nous met dailleurs en garde dès lincipit: "Je nai pas de souvenir denfance" (PEREC, 1993: 17). Cette assertion semble faire figure davertissement, annonçant le tracé oblique qui sera suivi au long du texte. Car si la mémoire lui renvoie tout de même quelques fragments de son passé, lauteur décortique néanmoins chacun de ses souvenirs, les scrute, les critique et les met en doute. En dénonçant les ruses de sa propre mémoire, il cherche visiblement à "comprendre son propre fonctionnement mental" (CHAUVIN, 1997: 25). La position autocritique adoptée par lautobiographe est illustrée dans le texte par des procédés tels que la déconstruction systématique du souvenir énoncé. Limposant appareil de notes mis en place au chapitre X et qui prend une faramineuse expansion au chapitre XIII en est lillustration la plus remarquable. Ces notes de fin de texte assument diverses fonctions; elles interviennent sporadiquement pour compléter, expliquer, commenter ou rectifier les affirmations auxquelles elles se greffent. Le récit est également caractérisé par lemploi fréquent du conditionnel ("aurait") ((PEREC, 1993: 17): 26), de nombreux verbes marquant lincertitude ("il me semble", "je suppose") (PEREC, 1993: 62,76), dadverbes de modalité ("peut-être") (PEREC, 1993: 27) et de substantifs ("pseudo-souvenir", "fantasme") (PEREC, 1993: 28,81). Lensemble de ces figures du doute contribuent incontestablement à cette métamorphose continue que subit le souvenir. Lécriture neutre, sans fioriture, témoigne de surcroît dun refus dembellir le souvenir mis en procès. Perec nous présente avec W ou le souvenir denfance son cheminement personnel dautobiographe scrupuleux, qui se traduit par lomniprésence de la critique. Des archives et des mots Perec, qui nous informe demblée quil na pas de souvenirs denfance, résume néanmoins les douze premières années de sa vie en quelques lignes: "Jai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six; jai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la sur de mon père et son mari madoptèrent" (PEREC, 1993: 17) Autour de ces informations laconiques, se brode le récit fragmenté dune enfance qui trouve son point dancrage dans la généalogie familiale. La mémoire de lauteur ne lui renvoyant que des souvenirs partiels, il a donc recours à de nombreuses archives qui linforment sur son passé et celui de sa famille. Ces sources sont dailleurs presque systématiquement désignées dans le texte. Elles interviennent dans le travail de critique de lauteur, en lui permettant de confirmer ou dinfirmer ses propres représentations et font également figure de tremplin vers lécriture. Si lauteur remet constamment en doute les rares souvenirs quil possède, il se fie toutefois religieusement aux parcelles de son histoire issues de la mémoire des autres. Lintervention de témoignages des membres de sa famille adoptive est à cet effet notoire. Ces archives verbales, surtout constituées des dires dEther, sa tante adoptive, et de sa cousine Ela, entrent en scène pour étayer les souvenirs ou, le plus souvent, pour vérifier les représentations quil sétait fait, enfant, des événements. Au chapitre IV, le deuxième chapitre de la série autobiographique, le témoignage de la tante Esther intervient dans la description du premier souvenir évoqué. Celui-ci met en scène lenfant de trois ans entouré de "lintégralité" (PEREC, 1993: 26) de sa famille; le petit identifiant une lettre hébraïque voit ses proches sextasier. Dans la note qui accompagne lépisode, un surcroît le narrateur fait déjà appel à lintervention de sa tante paternelle: Esther, ma tante, ma raconté récemment quen 1939 javais alors trois ans ma tante Fanny, la jeune sur de ma mère mamenait parfois de Belleville jusquà chez elle. Esther habitait alors rue des Eaux, tout près de lavenue de Versailles. Nous allions jouer au bord de la Seine, tout près des grands tas de sable; un de mes jeux constituait à déchiffrer, avec Fanny, des lettres dans les journaux, non pas yiddish, mais français. (PEREC, 1993: 27-8) Ce premier souvenir qui était présenté avec le second comme "altérés, sinon complètement dénaturés" (PEREC, 1993: 26) se retrouve augmenté dune information qui met laccent sur la velléité de lenfant pour les lettres. La note qui renvoie aux paroles rapportées de la tante Esther désigne, en quelque sorte, la vocation décrivain. Sur sa mère, le narrateur ne tient que de minces renseignements lui provenant de quelques papiers officiels, de photos et dun seul souvenir plus ou moins entier: celui de leur séparation. Le passage qui porte le titre "Le départ" relate la scène qui, selon Philippe Lejeune, correspond au noyau central du livre et de lhistoire: "Cest comme une seconde naissance: en acceptant de se séparer de lui, sa mère lui a donné une seconde fois" (LEJEUNE, 1991: 83). Cette renaissance est perceptible dans le texte. En effet, les allusions à la mère qui sont courante dans la première partie, vont, à partir de lépisode du départ, sévincer du récit. La rupture est dautant plus frappante quelle sert de clôture à la première partie. Cet épisode charnière de la vie de Perec est amorcé par la révélation du souvenir de lenfant: Ma mère maccompagna à la gare de Lyon. Javais six ans. Elle me confia à un convoi de la Croix-Rouge qui partait pour Grenoble, en zone libre. Elle macheta un illustré, un Charlot, sur la couverture duquel on voyait Charlot, sa canne, son chapeau, ses chaussures, sa petite moustache, sauter en parachute. Le parachute est accroché à Charlot par les bretelles de son pantalon. La Croix-Rouge évacue les blessés. Je nétais pas blessé. Il fallait pourtant mévacuer. Donc, il fallait faire comme si jétais blessé. Cest pour cela que javais le bras en écharpe. (PEREC, 1993: 80) Dans un premier temps, ce souvenir traduit limpression de lenfant, marqué par lillustration du fascicule offert par sa mère. Ce regard naïf sur un événement dont il ne connaît visiblement pas lenvergure est accompagné dune déduction de lhomme qui, de nombreuses années plus tard, tente dexpliquer la raison pour laquelle aurait eu le bras soutenu dun foulard. À ce souvenir viennent, dans un second temps, sagglomérer les témoignages contradictoires de la tante Esther et de la cousine, dénaturant le souvenir initial. La version de la blessure comme prétexte au sauvetage seffrite lorsque que Perec nous relate le témoignage dEsther, qui dément lexistence même du bandage. Selon elle, lenfant qui avait perdu son père à la guerre avait été convoyé par la Croix-Rouge en tant que "fils de tue"; il navait donc aucune raison de feindre la blessure. À la suite de cette nouvelle interprétation, lhomme met en doute sa version de lépisode et émet lhypothèse selon laquelle il aurait subit lopération dune hernie et dune appendicite à son arrivée à Grenoble. Aux dires dEsther, nous apprend-il, le petit aurait effectivement été opéré à lappendice mais beaucoup plus tard. Selon Ela, la fille dEsther, ce fût plutôt dune hernie et ce bien avant la séparation. La note qui accompagne le paragraphe où sopposent les témoignages représente une réinterprétation de lauteur: un véritable amalgame des différentes variantes du souvenir. Dans un essai qui porte sur les manuscrits judiciaires du XVIIIe siècle, Arlette Farge se penche sur la superposition des témoignages relatant un même événement: Chaque acteur témoigne de ce quil a vu et de la manière singulière dont il sest accroché à lévénement, improvisant sa place et ses gestes, avec la ferveur ou réticence selon les cas, inventant parfois de neuves actions qui décaleront le cours des événements. Multipliés, ces témoignages ne reconstituent pas laffaire en cours, mais rendent attentifs à lorganisation impromptue de scènes minuscules et furtive, au détail des gestes, aux valeurs émises, à la créativité des signes de reconnaissance. (FARGE, 1989: 110) En mettant en parallèle sa version denfant, sa perception dadulte et les interprétations de ses proches, Perec fait subir à son souvenir une métamorphose qui, dans sa version finale, est livrée comme une affirmation, dénuée de toute critique. Toutefois, conscient que les multiples renseignements dont il sest doté ne peuvent reconstituer la scène, lécrivain prend le soin de préciser: "Cela ne change rien au fantasme, mais permet den tracer une des origine" (PEREC, 1993: 81). Ainsi, Perec ne dénie pas son souvenir denfant, cependant la mémoire des autres lui permet de le qualifier daffabulation. La scène du départ est marquée par labsence de repère. Le petit garçon qui ignorait sil reverrait sa mère une fois parti sest probablement inventé une écharpe pour combler le besoin de soutien, suppose Perec. Comme nous lavons mentionné plus haut, les souvenirs du narrateur ayant trait à ses parents sont rares. Cest pourquoi le recours aux clichés photographiques immortalisant leur image est fréquent. Lauteur, qui ne possède en fait quune seule photo de son père et cinq de sa mère, les énumère avec acharnement, les décrivant chaque fois minutieusement. Ces denrées précieuses agissent comme un véritable stimulateur décriture. Lénonciation des souvenirs concernant les parents ne comportant aucune détermination physique, les longues descriptions de photos viennent pallier une lacune. Cependant, la distanciation qui place Perec comme un simple observateur transparaît dans les descriptions, accentuant le manque qui marque le récit. En effet, lorsque lécrivain décrit des photos où il figure aux côtés de sa mère, il est frappant de constater que sa mémoire ne sen trouve pas stimulée. Perec constate ce quil peut voir sans toutefois se rappeler du moment de la prise de la photographie en question. Il décrit lenfant quil a été comme sil sagissait dun inconnu. Lorsquil se décrit, Perec utilise le "je", toutefois dans les rares moments où est relaté un sentiment, lauteur a tendance à se dissocier de la scène: "La mère et lenfant donnent limage dun bonheur que les ombres du photographe exaltent" (PEREC, 1993: 73). À défaut de se rappeler le bien-être ressenti dans les bras de sa mère, Perec, au lieu dy aller dune présomption personnelle, de simaginer à cette place quil a prise, se fait critique extérieur dun tableau qui pourrait être un Rembrandt. |
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Dans la seconde partie du livre, celle où "désormais les souvenirs existent" (PEREC, 1993: 97), les photographies continuent de déferler et, cette fois, font davantage lobjet de présomptions et de déductions. Par exemple, en décrivant un des lieux de son enfance, la villa où habitait sa tante Berthe, Perec écrit: "je sais quil y a un escalier extérieur [ ] parce que trois de ces boules sont visibles sur une photo" (PEREC, 1993: 108). Il se produit donc une interaction entre les photographies et les souvenirs énumérés. Le texte ne prendra néanmoins pas plus de corps. Les souvenirs concernant les années suivant le départ de lenfant Perec sont plus nombreux que ceux qui concernent lépoque où il vivait avec ses parents. Le rôle des archives demeure cependant tout aussi important dans lélaboration du texte. Le romancier qui nous apprend être retourné quelques années avant la rédaction de W ou le souvenir denfance sur les lieux qui caractérisent cette époque fait appel à ses observations pour tenter de décrire les bâtiments où il a grandi. Le travail de recherche effectué dans le cadre de la reconstitution dun passé oblitéré est explicite. Lenfance de Perec baigna dans labominable contexte de la Seconde guerre mondiale. Lécrivain souligne le poids du passé collectif ayant longtemps représenté un obstacle à la recherche de son histoire personnelle dès la première page du récit autobiographique. "Je nai pas de souvenirs denfance": je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. Lon navait pas à minterroger sur cette question. [ ] Jen étais dispensé: une autre histoire, la Grande, lHistoire avec une grande hache, avait répondu à ma place: la guerre, les camps. (PEREC, 1993: 17) La pointe dironie qui marque le jeu de mots "lHistoire avec une grande hache" annonce bien la distanciation que prendra lauteur face à lHistoire au long de son texte. En effet, plutôt que dexploiter laspect pathétique de son histoire en se présentant comme une victime de lholocauste, Perec a choisi de faire un pied de nez à lHistoire qui a tué ses parents en la faisant intervenir de façon indicative. Ainsi, les allusions à la Shoah dans le récit sont en général laconiques et dépourvues dinterprétation. Lillustration de la méthode adoptée est la plus saillante au sixième chapitre du livre, où Perec aborde le sujet de sa naissance. Celui-ci nous informe, dans un premier temps, de sa venue au monde le 7 mars 1936, puis, dans le paragraphe suivant, il nous avoue avoir longtemps pensé "que cétait le 7 mars 1936 quHitler était entré en Pologne" (PEREC, 1993: 35). La réflexion de lauteur découlant de cette hypothèse, bien sûr erronée, sarticule autour de la futilité de vérifier la véritable date de lamorce de la Seconde guerre mondiale, étant donné que le système nazi avait déjà entamé des massacres avant sa naissance et quil sannonçait le meurtrier des siens. Toujours dans lintention de retracer son histoire personnelle, Perec a vérifié "par acquit de conscience" (PEREC, 1993: 36) dans les journaux de lépoque ce qui sétait passé dans le monde en date de sa naissance. Dans une note, qui représente lessentiel du chapitre VI, le romancier énumère les titres sélectionnés. Ceux-ci nous informent du contexte politique et social qui régnait à lépoque. On y retrouve de surcroît des faits divers ainsi que des titres concernant des événements sportifs et culturels. Cette citation darchives formée dinformations hétéroclites a pour effet de dédramatiser la guerre qui marqua la destiné de lenfant Perec. Dans la partie autobiographique de W ou le souvenir denfance, lHistoire est omniprésente, mais ses allusions ne faisant lobjet dexplications, elle est reléguée au second plan, comme un simple contexte susceptible de donner du sens aux énoncés quelle accompagne. Construction identitaire par la reconstitution Lautobiographie de Perec comprise dans W ou le souvenir denfance nous présente dune part un enfant dont les repères sont bouleversés et, dautre part, un écrivain qui peine à se raconter car son archive principale, sa propre mémoire, lui fait défaut. Ce dernier, pour lequel "lenfance nest ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison dOr, mais peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de [sa] vie pourront trouver leur sens" (PEREC, 1993: 25-6) cherche par le biais dinformations recueillies à se définir comme lindividu quil est devenu. John Locke, à qui lon doit la notion de linvention de la conscience, écrit au sujet de la relation quentretiennent lidentité et la mémoire: Lidentité des personnes réside [ ] dans la mémoire et la connaissance du soi passé et de ses propres actions qui est continûment soumise à la conscience dêtre la même personne; par où tout homme se possède et savoue lui-même. (LOCKE, 1998: 63) Perec nayant accès que partiellement à cette mémoire individuelle qui permet la conscience de soi, son autobiographie fait appel à la mémoire collective, se traduisant tant par larchive historique que familiale. Ainsi, le personnage Perec se construit-il en partie sur la base de témoignages de proches qui rendent compte de son appartenance à la communauté juive. Au souvenir de la lettre hébraïque, sur lequel nous nous sommes penchés plus tôt, sajoute des associations onomastiques à partir du nom de famille du romancier: "Peretz" - version hébraïque de Perec - (PEREC, 1993: 56), ainsi que des références sur la généalogie des Perec. Limportance du besoin de souligner son appartenance au peuple juif est la plus significative lorsque lauteur explique: "jécris parce que jai été parmi eux, ombre aux milieu de leurs ombres, corps près de leur corps" (PEREC, 1993: 63). Par le biais du récit de ses premières années vécues dans la judéité de sa famille, Perec se présente comme le membre dune communauté, dune vaste famille, à laquelle il appartient. Il se pose donc comme le témoin dune époque et du peuple quelle a martyrisé. En nous appuyant sur les propos de John Locke attribuant lidentité de chacun à sa connaissance du soi passé, nous pouvons déduire que lautobiographe tente, par le médium de lécriture, deffectuer des liens de causalité entre son histoire et lindividu quil est devenu. À travers sa quête identitaire, lauteur de W ou le souvenir denfance à se reconnaître à travers lenfant décrit par ses proches. Pour ce faire, il utilise des références extérieures, nous lavons vu, mais il fait également appel à sa conscience du soi présent. Lécrivain, déjà consacré à lépoque de la rédaction de W ou le souvenir denfance, nous présente donc au long de son autobiographie certains indices nous permettant détablir une correspondance entre le sujet énonciateur et le petit garçon quil décrit au passé et à limparfait. Dabord, en désignant le nom commun ("Il me donna un unique prénom - Georges" (PEREC, 1993: 35) et en sattardant sur létymologie du nom de sa famille, Peretz, lauteur sidentifie clairement comme lentité narrative et lenfant quelle tente péniblement de retrouver. En second lieu, il est possible de dénoter certains choix effectué par Perec quant aux souvenirs présentés qui permettent de reconnaître en ce petit garçon le futur écrivain que lon connaît aujourdhui. Le souvenir de la lettre hébraïque représente un exemple de ce type dans la mesure où, nous lavons dit, il est augmenté dune note qui insiste sur lattrait précoce de lenfant pour les lettres. Dans cette même ligne de pensée, un chapitre entier est consacré aux premières lectures de Perec. En effet, au chapitre XXXI du livre, lauteur se rappelle et nous partage les premières histoires quil a lues. En nous présentant Le Tour du monde dun petit Parisien, Michaël, chien de cirque et Vingt ans après (PEREC, 1993: 195-6), le romancier ne se contente pas dénumérer des titres; il attribue à ces souvenirs une place de choix dans son autobiographie en les décrivant sommairement, puis en mesurant leur importance dans sa vie. En parlant des livres, Perec écrit: [ ] il me semble, non seulement je les ai toujours connus, mais plus encore, à la limite, quils mont servi dhistoire: source dune mémoire inépuisable, dun ressassement, dune certitude: les mots étaient à leur place, les livres racontaient des histoires; on pouvait suivre; on pouvait relire; [ ] ce plaisir ne sest jamais tari: je lis peu mais je relis sans cesse, Flaubert et Jules Verne, Roussel et Kafka, Leiris et Queneau; je relis ces livres que jaime et jaime les livres que je relis, et chaque fois avec la même jouissance [ ]: celle dune complicité, dune connivence, ou plus encore, au-delà, celle dune parenté enfin retrouvée. (PEREC, 1993: 195) Ce passage qui passe du passé au présent établit le lien immédiat qui unit lenfant à ladulte et vice versa: leur passion pour la littérature. Si lécrivain doute constamment des souvenirs que lui renvoie sa mémoire, celui-ci est incontesté. Lenfant qui sest longtemps réfugié dans les histoires daventures qui lui faisaient oublier le présent désastreux dont il connaissait, somme toute, peu de chose, sest approprié les mondes imaginaires proposés par les écrivains et sen est constitué une famille. Lautobiographe, en relisant les livres de son enfance ressent le bonheur "dune parenté enfin retrouvée". À défaut connaître ses parents, Perec sest entouré dune famille littéraire. Les sentiments et émotions pratiquement absents du livre retrouvent toute leur force dans lénoncé ci haut. À lincertitude et au manque qui marquent lautobiographie et lenfance de Perec viennent sopposer le sentiment de bonheur commun ressenti par lenfant et ladulte durant la lecture dune uvre littéraire. Par laccumulation de termes tels "certitude", "ressassement", "mémoire inépuisable", "plaisir", "jouissance", Perec vient combler la carence omniprésente qui marque le récit, comme lenfance du romancier. Enfin, au long de cette lecture du récit autobiographique W ou le souvenir ou le souvenir denfance nous avons pu constater le chemin dévié parcouru par son auteur. Celui-ci, en sappuyant davantage sur les archives retrouvées que sur sa vision des événements de son enfance, refuse la subjectivité que permet lusage du "je". Dans ce désir dire la vérité de son histoire, Perec se documente à outrance. Que ce soit de le bouche de ses proches, dun document personnel ou officiel quil tire les renseignements les concernant, sa famille et lui, le romancier sen sert irrémédiablement pour vérifier ou infirmer ses propres représentations. En déconstruisant ses souvenirs, puis en les reconstruisant à partir des témoignages, Perec montre bien que la fiction occupe lautobiographie. La fiction juxtaposée au récit sur lenfance étant marquée par la froideur du ton emprunté pour décrire une société sanglante, le rapport entre les deux textes simpose alors. Dun côté, Perec nous raconte en toute sobriété lenfance traumatisante quil a oblitérée, de lautre, un narrateur autodiégétique nous décrit lhorreur de façon objective, voire scientifique. LHistoire de la Seconde guerre mondiale qui a eu raison de la vie de ses parents intervient dans lautobiographie à titre indicatif. Toutefois, la clôture du récit propose une réponse de lHistoire au fantasme denfant qui a donné lieu à la fiction juxtaposée. Cest donc par une citation tirée de LUnivers concentrationnaire, de David Rousset, qui décrit les jeux abominables inventés par les nazis pour éliminer les prisonniers que se termine lautobiographie et le livre. Quand on sait que la fiction de W ou le souvenir denfance est en fait un fantasme inventé vers douze ans puis retravaillé à partir de dessins retrouvés, quand on lit la souffrance incompréhensible livrée dans cette histoire, on comprend que si la fiction habite lautobiographie, lautobiographie occupe, elle aussi, la fiction. Le silence qui traverse le récit de lenfance Perecienne, cet indicible, trouverait donc résonance dans lanti-utopie avec lequel il cohabite. Au cours de sa quête, rendue possible par lenquête qui la précédée, Perec a réussi à tisser des liens entre sa famille, la communauté juive à laquelle elle appartient et lui-même. Mais cette autobiographie ne nous informe pas tant sur le passé collectif dun peuple et ses souffrances; Perec ne joue pas la carte de la victime et le récit ne se présente pas comme témoignage dun massacre. En revanche, lauteur a trouvé par cette autobiographie à la forme peu commune, le moyen didentifier une des raisons qui lon amené à devenir écrivain: lHistoire se répercutant de façon meurtrière sur sa propre histoire, lenfant sest vite tourné vers limaginaire. La littérature se posant comme lun des terrains les plus fertiles pour cultiver limaginaire, Perec y a tôt retrouvé la famille qui lui manquait. |
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| Références bibliographiques CHAUVIN, Andrée (1997). Leçon littéraire sur W ou le souvenir denfance de Georges Perec. Paris: PUF. FARGE, Arlette (1989). Le goût de larchive. Paris: Seuil. Coll. Points. LEJEUNE, Philippe (1991). La mémoire et loblique: Georges Perec autobiographe. Paris: P.O.L. LOCKE, John (1998). Journal, cité par John Locke, Identité et différence, linvention de la conscience. Trad. Étienne Balibar. Paris: Seuil. Coll. Points. PEREC, Georges (1993). W ou le souvenir denfance.Paris: Denoël. Coll. Limaginaire. |
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