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Revista dos estudantes do

Programa de Pós-Graduação em Letras e Lingüística da UFBA

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Artigo - Número 02 - Abril de 2004


W ou le souvenir d’enfance, de Georges Perec:

l’autobiographie qui déconstruit pour exister

 

Chloé Spandonide (Étudiante de la Maîtrise en Études Littéraires de l'UQAM)

 

Au-delà de la surprise, il restera un exemple à méditer celui d’un autobiographe qui lucidement, patiemment, non par choix, mais parce qu’il était le dos au mur, a pris exclusivement des voies obliques pour cerner ce qui avait été non oublié, mais oblitéré, pour dire l’indicible.

Philippe Lejeune. La mémoire et l’oblique: Georges Perec autobiographe, 1991.

 

En 1969, La Quinzaine littéraire publiait un roman-feuilleton qui ne manqua pas de dérouter ses abonnés. Ce curieux récit d’aventure, intitulé W et signé Georges Perec, déjouait le lecteur en se métamorphosant en cours de route en description clinique et lacunaire d’une société régie par le sport, située sur un îlot imaginaire de la Terre de Feu. Cinq ans après l’avortement abrupte du feuilleton, Georges Perec publiait W ou le souvenir d’enfance, où l’on retrouvait ce même texte alterné à un second récit, lui aussi écrit au "je". Le lecteur qui croyait trouver en cette nouvelle forme les réponses à la dystopie insulaire à la Jules Verne qui l’avait précédé a dû se résoudre à porter lui-même la vérité attendue. Car le récit autobiographique tressé à la fiction est marqué par le silence; celui d’un passé étouffé par l’inhumain de l’Histoire de la Seconde guerre mondiale; celui d’un homme qui peine à retracer sa propre histoire, marquée par la perte de son père, à la guerre, puis celle de sa mère, déportée à Auschwitz.

La suite de souvenirs déferlant selon une chronologie arbitraire nous en apprend en somme très peu sur ce passé énigmatique. En traquant sa mémoire, Perec nous présente des bribes de son enfance qui ne sont rattachées par aucun fil, si ce n’est celui de l’insupportable silence. Cette écriture non liée, où les souvenirs sont remis en cause, est rendue possible par l’intervention massive de pièces archive qui comble en partie les trous de la mémoire. L’auteur hypercritique dénonce les ruses de sa conscience et se rabat sur des documents et des témoignages afin de donner forme à l’indicible. Dans le cadre de la présente lecture de W ou le souvenir d’enfance, nous nous attarderons uniquement sur le récit autobiographique du livre. D’abord nous nous pencherons sur la position critique adoptée par Perec, autobiographe. Dans un second temps, nous verrons comment interviennent les archives pour combler les silences et les doutes. Enfin, il nous sera possible d’examiner la construction du personnage Perec qui, selon une trajectoire oblique, se dessine à la fois comme le témoin d’une époque et le membre du peuple qu’elle a dévasté. Mais aussi comme le membre d’une famille qui lui a permis de fuir la l’horreur de la réalité: la grande famille littéraire.

Autobiographie autocritique

Le titre du récit annonce un souvenir d’enfance. Or, les attentes ainsi proférées seront rapidement ébranlées. Celui qui s’attendait à lire le récit lyrique d’une enfance à la Rousseau sera surpris par un narrateur qui peine à se raconter par le biais de ses souvenirs. Perec nous met d’ailleurs en garde dès l’incipit: "Je n’ai pas de souvenir d’enfance" (PEREC, 1993: 17). Cette assertion semble faire figure d’avertissement, annonçant le tracé oblique qui sera suivi au long du texte. Car si la mémoire lui renvoie tout de même quelques fragments de son passé, l’auteur décortique néanmoins chacun de ses souvenirs, les scrute, les critique et les met en doute. En dénonçant les ruses de sa propre mémoire, il cherche visiblement à "comprendre son propre fonctionnement mental" (CHAUVIN, 1997: 25). La position autocritique adoptée par l’autobiographe est illustrée dans le texte par des procédés tels que la déconstruction systématique du souvenir énoncé. L’imposant appareil de notes mis en place au chapitre X et qui prend une faramineuse expansion au chapitre XIII en est l’illustration la plus remarquable. Ces notes de fin de texte assument diverses fonctions; elles interviennent sporadiquement pour compléter, expliquer, commenter ou rectifier les affirmations auxquelles elles se greffent. Le récit est également caractérisé par l’emploi fréquent du conditionnel ("aurait") ((PEREC, 1993: 17): 26), de nombreux verbes marquant l’incertitude ("il me semble", "je suppose") (PEREC, 1993: 62,76), d’adverbes de modalité ("peut-être") (PEREC, 1993: 27) et de substantifs ("pseudo-souvenir", "fantasme") (PEREC, 1993: 28,81). L’ensemble de ces figures du doute contribuent incontestablement à cette métamorphose continue que subit le souvenir. L’écriture neutre, sans fioriture, témoigne de surcroît d’un refus d’embellir le souvenir mis en procès. Perec nous présente avec W ou le souvenir d’enfance son cheminement personnel d’autobiographe scrupuleux, qui se traduit par l’omniprésence de la critique.

Des archives et des mots

Perec, qui nous informe d’emblée qu’il n’a pas de souvenirs d’enfance, résume néanmoins les douze premières années de sa vie en quelques lignes: "J’ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six; j’ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la sœur de mon père et son mari m’adoptèrent" (PEREC, 1993: 17) Autour de ces informations laconiques, se brode le récit fragmenté d’une enfance qui trouve son point d’ancrage dans la généalogie familiale. La mémoire de l’auteur ne lui renvoyant que des souvenirs partiels, il a donc recours à de nombreuses archives qui l’informent sur son passé et celui de sa famille. Ces sources sont d’ailleurs presque systématiquement désignées dans le texte. Elles interviennent dans le travail de critique de l’auteur, en lui permettant de confirmer ou d’infirmer ses propres représentations et font également figure de tremplin vers l’écriture.

Si l’auteur remet constamment en doute les rares souvenirs qu’il possède, il se fie toutefois religieusement aux parcelles de son histoire issues de la mémoire des autres. L’intervention de témoignages des membres de sa famille adoptive est à cet effet notoire. Ces archives verbales, surtout constituées des dires d’Ether, sa tante adoptive, et de sa cousine Ela, entrent en scène pour étayer les souvenirs ou, le plus souvent, pour vérifier les représentations qu’il s’était fait, enfant, des événements. Au chapitre IV, le deuxième chapitre de la série autobiographique, le témoignage de la tante Esther intervient dans la description du premier souvenir évoqué. Celui-ci met en scène l’enfant de trois ans entouré de "l’intégralité" (PEREC, 1993: 26) de sa famille; le petit identifiant une lettre hébraïque voit ses proches s’extasier. Dans la note qui accompagne l’épisode, un surcroît le narrateur fait déjà appel à l’intervention de sa tante paternelle:

Esther, ma tante, m’a raconté récemment qu’en 1939 – j’avais alors trois ans – ma tante Fanny, la jeune sœur de ma mère m’amenait parfois de Belleville jusqu’à chez elle. Esther habitait alors rue des Eaux, tout près de l’avenue de Versailles. Nous allions jouer au bord de la Seine, tout près des grands tas de sable; un de mes jeux constituait à déchiffrer, avec Fanny, des lettres dans les journaux, non pas yiddish, mais français. (PEREC, 1993: 27-8)

Ce premier souvenir qui était présenté avec le second comme "altérés, sinon complètement dénaturés" (PEREC, 1993: 26) se retrouve augmenté d’une information qui met l’accent sur la velléité de l’enfant pour les lettres. La note qui renvoie aux paroles rapportées de la tante Esther désigne, en quelque sorte, la vocation d’écrivain.

Sur sa mère, le narrateur ne tient que de minces renseignements lui provenant de quelques papiers officiels, de photos et d’un seul souvenir plus ou moins entier: celui de leur séparation. Le passage qui porte le titre "Le départ" relate la scène qui, selon Philippe Lejeune, correspond au noyau central du livre et de l’histoire: "C’est comme une seconde naissance: en acceptant de se séparer de lui, sa mère lui a donné une seconde fois" (LEJEUNE, 1991: 83). Cette renaissance est perceptible dans le texte. En effet, les allusions à la mère qui sont courante dans la première partie, vont, à partir de l’épisode du départ, s’évincer du récit. La rupture est d’autant plus frappante qu’elle sert de clôture à la première partie. Cet épisode charnière de la vie de Perec est amorcé par la révélation du souvenir de l’enfant:

Ma mère m’accompagna à la gare de Lyon. J’avais six ans. Elle me confia à un convoi de la Croix-Rouge qui partait pour Grenoble, en zone libre. Elle m’acheta un illustré, un Charlot, sur la couverture duquel on voyait Charlot, sa canne, son chapeau, ses chaussures, sa petite moustache, sauter en parachute. Le parachute est accroché à Charlot par les bretelles de son pantalon.

La Croix-Rouge évacue les blessés. Je n’étais pas blessé. Il fallait pourtant m’évacuer. Donc, il fallait faire comme si j’étais blessé. C’est pour cela que j’avais le bras en écharpe. (PEREC, 1993: 80)

Dans un premier temps, ce souvenir traduit l’impression de l’enfant, marqué par l’illustration du fascicule offert par sa mère. Ce regard naïf sur un événement dont il ne connaît visiblement pas l’envergure est accompagné d’une déduction de l’homme qui, de nombreuses années plus tard, tente d’expliquer la raison pour laquelle aurait eu le bras soutenu d’un foulard. À ce souvenir viennent, dans un second temps, s’agglomérer les témoignages contradictoires de la tante Esther et de la cousine, dénaturant le souvenir initial. La version de la blessure comme prétexte au sauvetage s’effrite lorsque que Perec nous relate le témoignage d’Esther, qui dément l’existence même du bandage. Selon elle, l’enfant qui avait perdu son père à la guerre avait été convoyé par la Croix-Rouge en tant que "fils de tue"; il n’avait donc aucune raison de feindre la blessure. À la suite de cette nouvelle interprétation, l’homme met en doute sa version de l’épisode et émet l’hypothèse selon laquelle il aurait subit l’opération d’une hernie et d’une appendicite à son arrivée à Grenoble. Aux dires d’Esther, nous apprend-il, le petit aurait effectivement été opéré à l’appendice mais beaucoup plus tard. Selon Ela, la fille d’Esther, ce fût plutôt d’une hernie et ce bien avant la séparation. La note qui accompagne le paragraphe où s’opposent les témoignages représente une réinterprétation de l’auteur: un véritable amalgame des différentes variantes du souvenir. Dans un essai qui porte sur les manuscrits judiciaires du XVIIIe siècle, Arlette Farge se penche sur la superposition des témoignages relatant un même événement:

Chaque acteur témoigne de ce qu’il a vu et de la manière singulière dont il s’est accroché à l’événement, improvisant sa place et ses gestes, avec la ferveur ou réticence selon les cas, inventant parfois de neuves actions qui décaleront le cours des événements. Multipliés, ces témoignages ne reconstituent pas l’affaire en cours, mais rendent attentifs à l’organisation impromptue de scènes minuscules et furtive, au détail des gestes, aux valeurs émises, à la créativité des signes de reconnaissance. (FARGE, 1989: 110)

En mettant en parallèle sa version d’enfant, sa perception d’adulte et les interprétations de ses proches, Perec fait subir à son souvenir une métamorphose qui, dans sa version finale, est livrée comme une affirmation, dénuée de toute critique. Toutefois, conscient que les multiples renseignements dont il s’est doté ne peuvent reconstituer la scène, l’écrivain prend le soin de préciser: "Cela ne change rien au fantasme, mais permet d’en tracer une des origine" (PEREC, 1993: 81). Ainsi, Perec ne dénie pas son souvenir d’enfant, cependant la mémoire des autres lui permet de le qualifier d’affabulation. La scène du départ est marquée par l’absence de repère. Le petit garçon qui ignorait s’il reverrait sa mère une fois parti s’est probablement inventé une écharpe pour combler le besoin de soutien, suppose Perec.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, les souvenirs du narrateur ayant trait à ses parents sont rares. C’est pourquoi le recours aux clichés photographiques immortalisant leur image est fréquent. L’auteur, qui ne possède en fait qu’une seule photo de son père et cinq de sa mère, les énumère avec acharnement, les décrivant chaque fois minutieusement. Ces denrées précieuses agissent comme un véritable stimulateur d’écriture. L’énonciation des souvenirs concernant les parents ne comportant aucune détermination physique, les longues descriptions de photos viennent pallier une lacune. Cependant, la distanciation qui place Perec comme un simple observateur transparaît dans les descriptions, accentuant le manque qui marque le récit. En effet, lorsque l’écrivain décrit des photos où il figure aux côtés de sa mère, il est frappant de constater que sa mémoire ne s’en trouve pas stimulée. Perec constate ce qu’il peut voir sans toutefois se rappeler du moment de la prise de la photographie en question. Il décrit l’enfant qu’il a été comme s’il s’agissait d’un inconnu. Lorsqu’il se décrit, Perec utilise le "je", toutefois dans les rares moments où est relaté un sentiment, l’auteur a tendance à se dissocier de la scène: "La mère et l’enfant donnent l’image d’un bonheur que les ombres du photographe exaltent" (PEREC, 1993: 73). À défaut de se rappeler le bien-être ressenti dans les bras de sa mère, Perec, au lieu d’y aller d’une présomption personnelle, de s’imaginer à cette place qu’il a prise, se fait critique extérieur d’un tableau qui pourrait être un Rembrandt.

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Dans la seconde partie du livre, celle où "désormais les souvenirs existent" (PEREC, 1993: 97), les photographies continuent de déferler et, cette fois, font davantage l’objet de présomptions et de déductions. Par exemple, en décrivant un des lieux de son enfance, la villa où habitait sa tante Berthe, Perec écrit: "je sais qu’il y a un escalier extérieur […] parce que trois de ces boules sont visibles sur une photo" (PEREC, 1993: 108). Il se produit donc une interaction entre les photographies et les souvenirs énumérés. Le texte ne prendra néanmoins pas plus de corps. Les souvenirs concernant les années suivant le départ de l’enfant Perec sont plus nombreux que ceux qui concernent l’époque où il vivait avec ses parents. Le rôle des archives demeure cependant tout aussi important dans l’élaboration du texte. Le romancier qui nous apprend être retourné quelques années avant la rédaction de W ou le souvenir d’enfance sur les lieux qui caractérisent cette époque fait appel à ses observations pour tenter de décrire les bâtiments où il a grandi. Le travail de recherche effectué dans le cadre de la reconstitution d’un passé oblitéré est explicite.

L’enfance de Perec baigna dans l’abominable contexte de la Seconde guerre mondiale. L’écrivain souligne le poids du passé collectif ayant longtemps représenté un obstacle à la recherche de son histoire personnelle dès la première page du récit autobiographique.

"Je n’ai pas de souvenirs d’enfance": je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L’on n’avait pas à m’interroger sur cette question. […] J’en étais dispensé: une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec une grande hache, avait répondu à ma place: la guerre, les camps. (PEREC, 1993: 17)

La pointe d’ironie qui marque le jeu de mots "l’Histoire avec une grande hache" annonce bien la distanciation que prendra l’auteur face à l’Histoire au long de son texte. En effet, plutôt que d’exploiter l’aspect pathétique de son histoire en se présentant comme une victime de l’holocauste, Perec a choisi de faire un pied de nez à l’Histoire qui a tué ses parents en la faisant intervenir de façon indicative. Ainsi, les allusions à la Shoah dans le récit sont en général laconiques et dépourvues d’interprétation. L’illustration de la méthode adoptée est la plus saillante au sixième chapitre du livre, où Perec aborde le sujet de sa naissance. Celui-ci nous informe, dans un premier temps, de sa venue au monde le 7 mars 1936, puis, dans le paragraphe suivant, il nous avoue avoir longtemps pensé "que c’était le 7 mars 1936 qu’Hitler était entré en Pologne" (PEREC, 1993: 35). La réflexion de l’auteur découlant de cette hypothèse, bien sûr erronée, s’articule autour de la futilité de vérifier la véritable date de l’amorce de la Seconde guerre mondiale, étant donné que le système nazi avait déjà entamé des massacres avant sa naissance et qu’il s’annonçait le meurtrier des siens. Toujours dans l’intention de retracer son histoire personnelle, Perec a vérifié "par acquit de conscience" (PEREC, 1993: 36) dans les journaux de l’époque ce qui s’était passé dans le monde en date de sa naissance. Dans une note, qui représente l’essentiel du chapitre VI, le romancier énumère les titres sélectionnés. Ceux-ci nous informent du contexte politique et social qui régnait à l’époque. On y retrouve de surcroît des faits divers ainsi que des titres concernant des événements sportifs et culturels. Cette citation d’archives formée d’informations hétéroclites a pour effet de dédramatiser la guerre qui marqua la destiné de l’enfant Perec. Dans la partie autobiographique de W ou le souvenir d’enfance, l’Histoire est omniprésente, mais ses allusions ne faisant l’objet d’explications, elle est reléguée au second plan, comme un simple contexte susceptible de donner du sens aux énoncés qu’elle accompagne.

Construction identitaire par la reconstitution

L’autobiographie de Perec comprise dans W ou le souvenir d’enfance nous présente d’une part un enfant dont les repères sont bouleversés et, d’autre part, un écrivain qui peine à se raconter car son archive principale, sa propre mémoire, lui fait défaut. Ce dernier, pour lequel "l’enfance n’est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d’Or, mais peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de [sa] vie pourront trouver leur sens" (PEREC, 1993: 25-6) cherche par le biais d’informations recueillies à se définir comme l’individu qu’il est devenu. John Locke, à qui l’on doit la notion de l’invention de la conscience, écrit au sujet de la relation qu’entretiennent l’identité et la mémoire:

L’identité des personnes réside […] dans la mémoire et la connaissance du soi passé et de ses propres actions qui est continûment soumise à la conscience d’être la même personne; par où tout homme se possède et s’avoue lui-même. (LOCKE, 1998: 63)

Perec n’ayant accès que partiellement à cette mémoire individuelle qui permet la conscience de soi, son autobiographie fait appel à la mémoire collective, se traduisant tant par l’archive historique que familiale. Ainsi, le personnage Perec se construit-il en partie sur la base de témoignages de proches qui rendent compte de son appartenance à la communauté juive. Au souvenir de la lettre hébraïque, sur lequel nous nous sommes penchés plus tôt, s’ajoute des associations onomastiques à partir du nom de famille du romancier: "Peretz" - version hébraïque de Perec - (PEREC, 1993: 56), ainsi que des références sur la généalogie des Perec. L’importance du besoin de souligner son appartenance au peuple juif est la plus significative lorsque l’auteur explique: "j’écris parce que j’ai été parmi eux, ombre aux milieu de leurs ombres, corps près de leur corps" (PEREC, 1993: 63). Par le biais du récit de ses premières années vécues dans la judéité de sa famille, Perec se présente comme le membre d’une communauté, d’une vaste famille, à laquelle il appartient. Il se pose donc comme le témoin d’une époque et du peuple qu’elle a martyrisé.

En nous appuyant sur les propos de John Locke attribuant l’identité de chacun à sa connaissance du soi passé, nous pouvons déduire que l’autobiographe tente, par le médium de l’écriture, d’effectuer des liens de causalité entre son histoire et l’individu qu’il est devenu. À travers sa quête identitaire, l’auteur de W ou le souvenir d’enfance à se reconnaître à travers l’enfant décrit par ses proches. Pour ce faire, il utilise des références extérieures, nous l’avons vu, mais il fait également appel à sa conscience du soi présent. L’écrivain, déjà consacré à l’époque de la rédaction de W ou le souvenir d’enfance, nous présente donc au long de son autobiographie certains indices nous permettant d’établir une correspondance entre le sujet énonciateur et le petit garçon qu’il décrit au passé et à l’imparfait. D’abord, en désignant le nom commun ("Il me donna un unique prénom - Georges" (PEREC, 1993: 35) et en s’attardant sur l’étymologie du nom de sa famille, Peretz, l’auteur s’identifie clairement comme l’entité narrative et l’enfant qu’elle tente péniblement de retrouver. En second lieu, il est possible de dénoter certains choix effectué par Perec quant aux souvenirs présentés qui permettent de reconnaître en ce petit garçon le futur écrivain que l’on connaît aujourd’hui. Le souvenir de la lettre hébraïque représente un exemple de ce type dans la mesure où, nous l’avons dit, il est augmenté d’une note qui insiste sur l’attrait précoce de l’enfant pour les lettres. Dans cette même ligne de pensée, un chapitre entier est consacré aux premières lectures de Perec. En effet, au chapitre XXXI du livre, l’auteur se rappelle et nous partage les premières histoires qu’il a lues. En nous présentant Le Tour du monde d’un petit Parisien, Michaël, chien de cirque et Vingt ans après (PEREC, 1993: 195-6), le romancier ne se contente pas d’énumérer des titres; il attribue à ces souvenirs une place de choix dans son autobiographie en les décrivant sommairement, puis en mesurant leur importance dans sa vie. En parlant des livres, Perec écrit:

[…] il me semble, non seulement je les ai toujours connus, mais plus encore, à la limite, qu’ils m’ont servi d’histoire: source d’une mémoire inépuisable, d’un ressassement, d’une certitude: les mots étaient à leur place, les livres racontaient des histoires; on pouvait suivre; on pouvait relire; […] ce plaisir ne s’est jamais tari: je lis peu mais je relis sans cesse, Flaubert et Jules Verne, Roussel et Kafka, Leiris et Queneau; je relis ces livres que j’aime et j’aime les livres que je relis, et chaque fois avec la même jouissance […]: celle d’une complicité, d’une connivence, ou plus encore, au-delà, celle d’une parenté enfin retrouvée. (PEREC, 1993: 195)

Ce passage qui passe du passé au présent établit le lien immédiat qui unit l’enfant à l’adulte et vice versa: leur passion pour la littérature. Si l’écrivain doute constamment des souvenirs que lui renvoie sa mémoire, celui-ci est incontesté. L’enfant qui s’est longtemps réfugié dans les histoires d’aventures qui lui faisaient oublier le présent désastreux dont il connaissait, somme toute, peu de chose, s’est approprié les mondes imaginaires proposés par les écrivains et s’en est constitué une famille. L’autobiographe, en relisant les livres de son enfance ressent le bonheur "d’une parenté enfin retrouvée". À défaut connaître ses parents, Perec s’est entouré d’une famille littéraire. Les sentiments et émotions pratiquement absents du livre retrouvent toute leur force dans l’énoncé ci haut. À l’incertitude et au manque qui marquent l’autobiographie et l’enfance de Perec viennent s’opposer le sentiment de bonheur commun ressenti par l’enfant et l’adulte durant la lecture d’une œuvre littéraire. Par l’accumulation de termes tels "certitude", "ressassement", "mémoire inépuisable", "plaisir", "jouissance", Perec vient combler la carence omniprésente qui marque le récit, comme l’enfance du romancier.

Enfin, au long de cette lecture du récit autobiographique W ou le souvenir ou le souvenir d’enfance nous avons pu constater le chemin dévié parcouru par son auteur. Celui-ci, en s’appuyant davantage sur les archives retrouvées que sur sa vision des événements de son enfance, refuse la subjectivité que permet l’usage du "je". Dans ce désir dire la vérité de son histoire, Perec se documente à outrance. Que ce soit de le bouche de ses proches, d’un document personnel ou officiel qu’il tire les renseignements les concernant, sa famille et lui, le romancier s’en sert irrémédiablement pour vérifier ou infirmer ses propres représentations. En déconstruisant ses souvenirs, puis en les reconstruisant à partir des témoignages, Perec montre bien que la fiction occupe l’autobiographie. La fiction juxtaposée au récit sur l’enfance étant marquée par la froideur du ton emprunté pour décrire une société sanglante, le rapport entre les deux textes s’impose alors. D’un côté, Perec nous raconte en toute sobriété l’enfance traumatisante qu’il a oblitérée, de l’autre, un narrateur autodiégétique nous décrit l’horreur de façon objective, voire scientifique. L’Histoire de la Seconde guerre mondiale qui a eu raison de la vie de ses parents intervient dans l’autobiographie à titre indicatif. Toutefois, la clôture du récit propose une réponse de l’Histoire au fantasme d’enfant qui a donné lieu à la fiction juxtaposée. C’est donc par une citation tirée de L’Univers concentrationnaire, de David Rousset, qui décrit les jeux abominables inventés par les nazis pour éliminer les prisonniers que se termine l’autobiographie et le livre. Quand on sait que la fiction de W ou le souvenir d’enfance est en fait un fantasme inventé vers douze ans puis retravaillé à partir de dessins retrouvés, quand on lit la souffrance incompréhensible livrée dans cette histoire, on comprend que si la fiction habite l’autobiographie, l’autobiographie occupe, elle aussi, la fiction. Le silence qui traverse le récit de l’enfance Perecienne, cet indicible, trouverait donc résonance dans l’anti-utopie avec lequel il cohabite.

Au cours de sa quête, rendue possible par l’enquête qui l’a précédée, Perec a réussi à tisser des liens entre sa famille, la communauté juive à laquelle elle appartient et lui-même. Mais cette autobiographie ne nous informe pas tant sur le passé collectif d’un peuple et ses souffrances; Perec ne joue pas la carte de la victime et le récit ne se présente pas comme témoignage d’un massacre. En revanche, l’auteur a trouvé par cette autobiographie à la forme peu commune, le moyen d’identifier une des raisons qui l’on amené à devenir écrivain: l’Histoire se répercutant de façon meurtrière sur sa propre histoire, l’enfant s’est vite tourné vers l’imaginaire. La littérature se posant comme l’un des terrains les plus fertiles pour cultiver l’imaginaire, Perec y a tôt retrouvé la famille qui lui manquait.

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Références bibliographiques

CHAUVIN, Andrée (1997). Leçon littéraire sur W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec. Paris: PUF.

FARGE, Arlette (1989). Le goût de l’archive. Paris: Seuil. Coll. Points.

LEJEUNE, Philippe (1991). La mémoire et l’oblique: Georges Perec autobiographe. Paris: P.O.L.

LOCKE, John (1998). Journal, cité par John Locke, Identité et différence, l’invention de la conscience. Trad. Étienne Balibar. Paris: Seuil. Coll. Points.

PEREC, Georges (1993). W ou le souvenir d’enfance.Paris: Denoël. Coll. L’imaginaire.



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