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Revista dos estudantes do

Programa de Pós-Graduação em Letras e Lingüística da UFBA

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Artigo - Número 02 - Abril de 2004


Archive, biographie et autobiographie oblique
dans Vies minuscules de Pierre Michon

 

par David Faust (Étudiant de la Maîtrise en Études littéraires de l'UQAM)

 

Entre outrage et pardon divaguent les mots; à travers des vies de rien, on entend la part inaudible - parfois ignoble - de l’humain, tandis qu’on surprend l’insistante mélodie des bonheurs tentés et des dignités conquises.            FARGE, Arlette. Le goût de l’archive.

Au lendemain des bouleversements qui ont marqué le siècle précédent, l’éclatement des genres littéraires témoigne sans doute de l’atomisation des valeurs contemporaines. La biographie n’a pas échappé à la vague postindustrielle ou postmoderne qui a ouvert la voie aux syncrétismes et à la perméabilité des genres. Les lignes qui suivent se veulent une réflexion sur les Vies minuscules de l’écrivain français Pierre Michon, texte paru en 1984 et qui constitue une œuvre limite au genre hybride entre autobiographie et biographie. Les Vies de Michon mettent en scène huit personnages qui ont peuplé le territoire généalogique ou psychique du narrateur, biographies mi-réelles, mi-fantasmées dont nous tâcherons ici d’expliciter certains paramètres: utilisation de l’archive, problématique du genre, thématique de l’absence du père et de l’écriture rédemptrice. De la "Vie d’André Dufourneau" à la "Vie de la petite morte", le narrateur raconte des personnages "minuscules" pour la plupart issus de sa Creuse natale et, par le fait même, se raconte et se cherche à travers l’écriture.

Vies minuscules et la question de l’archive

Le texte de Michon n’est pas une biographie au sens traditionnel du terme. Il s’agit peut-être davantage d’une autobiographie déguisée dans les habits somptuaires de la biographie apologétique inspirée des hagiographies médiévales. Quoi qu’il en soit, biographie et autobiographie s’appuient nécessairement sur un matériau archivistique pour mettre en récit une existence individuelle (ou, comme dans le cas des prosopographies, pour mettre en parallèle la vie d’individus qui ont vécu à la même époque afin d’offrir au lecteur consentant une vision de ce que pouvait être alors, par exemple, la vie dans les campagnes au XVIIIe siècle). Le cas qui nous occupe est fort complexe. En effet, la dissolution des frontières génériques dans Vies minuscules semble n’avoir d’égale que celle des sources à partir desquelles compose le narrateur. Au sujet de l’archive chez Michon, Dominique Viart écrit:

Pas de notes infrapaginales mais tout un matériel documentaire sous-jacent, qui nourrit véritablement le récit et ses perplexités: textes, œuvres critiques, glose de la "vulgate" rimbaldienne, documents historiques sur les Postes et la Peinture au temps de Van Gogh et de Roulin, photographies, archives d’époque… Il y a là le matériel nécessaire à la mise en œuvre de ce "travail de restitution" auquel déjà s’était attelé Claude Simon à propos de sa propre famille dans Les Géorgiques ou à ce que l’on a appelé les "romans" ou "récits" d’archives (VIART, 2002: 204).

Dans les Vies, ce fatras d’archives que relève Viart apparaît au hasard des pages et des exigences du moment de l’écriture. Déjà, dans la "Vie d’André Dufourneau", le narrateur pose l’une des nombreuses dichotomies qui fondent en partie l’édifice de son œuvre, comme si l’écriture obéissait, comme Dufourneau lui-même, "au dieu sommaire et hautain du "tout ou rien" (MICHON, 1984: 19). Il s’agit en fait de la contradiction qui scinde en deux parts (inégales?) la totalité du réel: d’une part, le monde sensible demeure ce lieu où des destins se trament dans le silence du verbe et, d’autre part, il y a cette écriture, cette parole rédemptrice au moyen de laquelle le scribe besogneux s’emploie à mettre de l’ordre dans le chaos de l’existence, dans l’imprévisibilité et l’insignifiance d’une vie; il y a en somme l’humain jeté dans le monde sensible et, en parallèle, l’écrivain confiné au continent de la mémoire:

… je ne savais pas que l’écriture était un continent plus aguicheur et plus ténébreux que l’Afrique, l’écrivain une espèce plus avide de se perdre que l’explorateur; et, quoiqu’il explorât la mémoire et les bibliothèques mémorieuses en lieu de dunes et forêts, qu’en revenir cousu de mots comme d’autres le sont d’or ou y mourir plus pauvre que devant - en mourir - était l’alternative offerte aussi au scribe (MICHON, 2002: 22).

Quoique l’écrivain explore, donc, ses pérégrinations se font du côté de la mémoire où l’encre s’est substituée au sang qui bat dans le cœur des manants. La conscience de la mort, qui apparaît dans la citation précédente, est au centre des Vies minuscules comme peut-être également au centre de tout entreprise autobiographique. De quelque nature que soient les archives dont il fait usage, le narrateur michonien s’inscrit d’emblée dans le champ de la mémoire. Cette dernière, au sens large, est sa bibliothèque ou sa salle des archives; elle plonge ses racines dans la mémoire de toute personne vivante comme dans les artéfacts laissés par les défunts.

Par artéfact, nous n’entendons pas seulement les kilomètres d’archives écrites dont parle notamment Arlette Farge dans Le goût de l’archive, mais tout produit humain. Il peut s’agir, comme le souligne Viart, à la fois de photographies, de représentations picturales comme aussi de gloses ou de textes critiques légués par des scribes d’époques antérieures. D’ailleurs, le narrateur michonien se pose toujours par rapport au réseau de textes qui constitue ce "corps du roi" (MICHON, 2002a) qu’est la littérature; il fait d’incessantes références aux auteurs dont il se sent solidaire ou avec lesquels il souhaite établir une filiation littéraire, qu’il soit fait mention de Rimbaud (figure centrale dans l’œuvre de Michon), de Hölderlin, de Gombrowicz, de Faulkner ou de Mallarmé:

… et j’imagine sa rage secrète, lorsqu’il débitait ses pompeux sermons à des paysans respectueux qui n’y comprenaient goutte et des paysannes séduites, comme un pauvre Mallarmé fascinant l’auditoire d’un meeting prolétarien. (MICHON, 1984: 188)

Pour définir l’archive Arlette Farge, citant J. André, écrit:

"Ensemble de documents, quels que soient leurs formes ou leur support matériel, dont l’accroissement s’est effectué d’une manière organique, automatique, dans l’exercice des activités d’une personne physique ou morale, privée ou publique, et dont la conservation respecte cet accroissement sans jamais le démembrer" (FARGE, 1989: 11).

Selon cette définition "scientifique", nous voyons que l’archive ne saurait être réduite à de l’écrit ou à du texte. Et l’un des procédés originaux de Michon consiste en ce que, même dans Vies minuscules qui est peut- être son œuvre la plus intimiste et la plus personnelle, il ne dédaigne pas d’utiliser toutes les formes d’archives qui lui sont accessibles. En l’occurrence, quelles archives utilise le narrateur pour mettre en récit l’existence de ses personnages?

D’abord, en ce qui a trait à la "Vie d’André Dufourneau", mentionnons l’existence de lettres envoyées par le voyageur à Élise, la grand-mère maternelle du narrateur:

D’autres lettres vinrent, annuelles ou bisannuelles, retraçant d’une vie ce qu’en voulait dire son protagoniste, et que sans doute il croyait avoir vécu: il avait été employé forestier, "coupeur de bois", planteur enfin; il était riche. (MICHON, 1984: 25)

Nous pouvons voir ici l’un des procédés spécifiques du narrateur qui consiste à nommer l’archive d’abord, pour ensuite la décortiquer au gré de ses rêveries, de ses hypothèses de lecture et des besoins de l’œuvre en cours:

Je pense aussi à ce qu’il ne disait pas: quelque insignifiant secret jamais dévoilé […] quelque débauche de l’esprit autour d’un dérisoire appareil, une délectation honteuse en tout ce qui lui manquait. (MICHON, 1984: 25- 6)

Ce type d’intervention du narrateur dans son œuvre n’est pas sans rappeler le troisième paradigme biographique mentionné par Madelénat, à savoir le paradigme moderne dans lequel le biographe commence à s’impliquer, à prendre la parole. Flaubert voulait que l’écrivain soit à son œuvre ce que Dieu est au monde, un démiurge omniscient. Dans les Vies minuscules, il faudrait parler d’un dieu modeste, conscient de ses limites, les exagérant même jusqu’à qu’au pathos et au sentiment d’impuissance, mais s’impliquant corps et âme dans son processus d’écriture. C’est dans cette perspective d’ailleurs que Viart note avec acuité:

Michon est un écrivain qui fait entendre l’instance énonciative: son œuvre est un théâtre dont on montre les coulisses. Toutes les fonctions narratives s’y exhibent: qu’il s’agisse de la fonction de "régie" qui organise le récit, de la fonction "idéologique" qui en commente l’éthique et l’axiologie, de la fonction "métalittéraire" qui discute de la mise en forme poétique, "narrative" qui exhibe ses procédures d’énonciation ou encore de la fonction de communication qui interpelle le lecteur, tout ce que les analyses canoniques de la narratologie distinguent est ici exemplairement manifesté par le texte (VIART, 2002: 213).

À ces fonctions que répertorie Dominique Viart, nous pourrions ajouter, au sens de Bachelard, la fonction de rêverie ou de fantasme sur laquelle nous reviendrons, et qui est sans doute celle qui conditionne ici toutes les autres. Quoi qu’il en soit, ce qui nous intéresse ici est de constater comment les archives épistolaires (nous parlions à l’instant des lettres de Dufourneau) constituent une sorte de fil d’or au sens d’Yvan Lamonde (1), et comment, par conséquent, eu égard à la rareté de ces archives, le narrateur doit sans cesse s’en remettre au fil blanc, c’est-à-dire à sa propre capacité de formuler des hypothèses afin de calfeutrer les fissures archivistiques pour conférer à son récit - comme à l’existence qu’il dépeint - une unité de ton, de style, peut- être aussi de sens.

Il en va de même pour les autres types d’archives. Pensons à la photographie qui apparaît fréquemment dans le texte comme support au travail scripturaire. Si les archives écrites du narrateur sont rarissimes, phénomène entre autres imputable à la pauvreté du verbe de ses ancêtres à laquelle sans cesse il se réfère comme à une malédiction que son travail cherche justement à conjurer, le musée familial compte bien quelques photographies qu’il pourra faire parler:

L’occasion est belle [notons la subordination au présent de l’écriture] pour tracer de lui [Dufourneau] le portrait physique que j’ai différé: le musée familial en a conservé un, où il est photographié en pied, dans le bleu horizon de l’infanterie; les bandes molletières qui le guêtrent m’ont permis tout à l’heure de l’imaginer en bas Louis XV […]. […] Allons, c’est bien à un écrivain qu’il ressemble: il existe un portrait du jeune Faulkner, qui comme lui était petit, où je reconnais cet air hautain à la fois et ensommeillé… (MICHON, 1984: 23).

En l’occurrence, nous voyons bien comment des traits de caractère du personnage naissent de la mise en parallèle d’une photographie unique de celui- ci et d’un portrait de Faulkner dont le narrateur se souvient; la fonction de rêverie mentionnée plus haut devient manifeste. Sans le fil blanc de la rêverie ou du fantasme, il n’y a qu’un daguerréotype figurant un personnage ordinaire. Or, dans le présent de l’écriture émerge une comparaison avec l’écrivain américain et, par conséquent, le sens attribué au portrait de l’ancêtre, de même qu’une vérité de l’ancêtre lui-même, se font jour et se fixent, se cristallisent dans l’écriture pour restituer le personnage minuscule à la mémoire des hommes: "… qui, si je n’en prenais ici acte, se souviendrait d’André Dufourneau, faux noble et paysan perverti […] ?" (MICHON, 1984: 31- 2).

De la biographie à l’autobiographie oblique

Si les archives photographiques - notamment celles qui figurent le père absent du narrateur - demeurent en partie le matériau du narrateur, la transition se fait de plus en plus sentir, au fil de l’écriture, vers un genre plus autobiographique. D’ailleurs, contrairement à Claude Simon, le narrateur michonien ne tient pas ces archives sous les yeux au moment où il en accomplit l’orchestration scripturaire. En fait, il travaille à partir de sa propre mémoire, de ses propres souvenirs des photographies, des lettres, des colifichets et des palabres de sa grand-mère. Dans cette perspective, la déformation fantasmatique et phénoménologique du réel s’en trouve hypertrophiée. Toutefois, comme l’œuvre de Michon "est un théâtre dont on montre les coulisses" (VIART, 2002: 213), ce caractère hypothétique de l’interprétation scripturaire est toujours mentionné dans le texte.

Tout comme l’archive qui est montrée, le fantasme et l’imagination, le fil blanc et la part de fiction sont expressément assumés: "Il faut alors imaginer qu’un jour, Toussaint perçut dans le fils […] quelque chose, geste, parole ou plus vraisemblablement silence, qui lui déplut…" (MICHON, 1984: 42). Dans cet extrait, le narrateur affirme imaginer la scène. Plus loin, il admet traverser la frontière qu’Arlette Farge proscrit à l’historien (2):

… l’observateur fictif, épars avec le soir dans l’odeur du grand sureau face à la porte, les voit entrer, même silhouette et casquette ensuée, nuques mêmement brûlées, vaguement mythologiques comme toujours le sont père et fils, double temps se chevauchant dans l’espace ici- bas. (MICHON, 1984: 43).

Si les deux premières "Vies" donnaient lieu à une narration plutôt biographique, à partir des "Vies d’Eugène et de Clara" l’écriture tend davantage au genre autobiographique. En fait, si chaque "Vie" constitue un système autotélique et peut être lue indépendamment, elle fait surtout partie d’une composition d’ensemble qui comporte une très forte cohésion interne.

L’un des aspects esthétiques de l’œuvre consiste entre autres en une progression manifeste de la biographie, aussi romancée soit- elle, vers l’autobiographie. Pour entamer la première "Vie", celle d’André Dufourneau déjà évoquée, le narrateur écrit: "Avançons dans la genèse de mes prétentions". Puis il se demande aussitôt: "Ai- je quelque ascendant qui fut beau capitaine, jeune enseigne insolent ou négrier farouchement taciturne ?" (MICHON, 1984: 13). L’incipit lève alors le rideau sur ce qui sera d’abord un travail d’archéologie familiale. Après avoir composé la biographie de Dufourneau, qui d’ailleurs ne fut pas son ancêtre biologique (le personnage fut adopté par ses arrière-grands-parents maternels), il remonte les générations jusqu’à Antoine Peluchet. Par la suite, il en revient à des êtres qu’il a lui-même côtoyés pour faire la relation des "Vies d’Eugène et de Clara", ses grands-parents paternels.

C’est dans cette section que sera révélée la faille paternelle, défaut autobiographique (3) fantasmé comme la cause d’un affect de non-être auquel seule l’écriture pourra porter secours. À défaut d’avoir connu ce père absent, il doit s’en remettre à ses grands-parents:

À mon père, inaccessible et caché comme un dieu, je ne saurais directement penser. Comme à un fidèle […], il me faut le secours de ses truchements, anges ou clergé; et me vient d’abord à l’esprit la visite annuelle […] que me rendaient, enfant, mes grands- parents paternels…" (MICHON, 1984: 71)

Ce procédé, qui consiste à faire la biographie des grands-parents pour découvrir le visage caché de son père, immerge le lecteur dans ce que Geneviève Noiray, reprenant l’expression introduite par Jean-Pierre Richard dans un article consacré à l’auteur (4), appelle la "poétique oblique de la nouvelle autobiographique":

Dans cette entreprise aux marges de la nouvelle et de l’autobiographie, Michon se saisit et se construit de biais; il multiplie les miroirs pour peindre son infirmité à écrire et se poste à l’oblique des traditions, peut- être par angoisse de s’y confronter, par indifférence à des formes établies, par besoin congénital de l’arrachement. Il est à l’oblique de la tradition des Vies parce qu’il choisit des vies minuscules et non des vies d’hommes illustres; cependant il n’opère ni parodie, ni dérision, ni réduction de ce genre apologétique; il montre au contraire la gloire de l’humble et du presque rien. (NOIRAY, 1996: 298)

Pour se trouver de biais, le narrateur (qui peut aussi bien être le double de l’auteur, ce qui ne peut être débattu ici) doit d’abord à la fois découvrir et créer ses ancêtres. Pour la psychanalyse, le sujet ne peut se former que par des jeux d’identification. Or, dans le cas des Vies minuscules, le problème vient du fait que ces représentations sont, a priori, soit défaillantes, soit carrément absentes. Pour se construire, donc, le narrateur doit d’abord élaborer ces représentations identificatoires. Et, pour poursuivre la métaphore de l’oblique, pour restituer par l’écriture la figure paternelle vacante, il est forcé de s’en remettre au souvenir de ses grands-parents. Geneviève Noiray est très juste lorsqu’elle allègue que le narrateur des Vies "multiplie les miroirs", ce qui donne à l’ensemble de l’œuvre l’apparence d’un tableau peint en clair-obscur.

Pour résumer ce procédé fondamental de Vies minuscules, nous dirions simplement que la poétique de l’autobiographie oblique consiste à faire la biographie des autres pour en venir à parler de soi. Nous avons dit que, dans les épisodes précédents, le narrateur s’en remettait à des sources extérieures, quoiqu’à la vérité, les souvenirs d’Élise et les archives variées qui lui fournissent matière à narrativisation sont ceux qui émergent dans sa propre conscience au moment même de l’écriture et selon les exigences de celle-ci. Dans les "Vies d’Eugène et de Clara", le narrateur travaille plus librement, si l’on peut dire; il se dégage de plus en plus du musée familial pour se mettre à l’écoute de sa propre mémoire. C’est en cela sans doute qu’il troque progressivement ses oripeaux de biographe pour ceux, plus hypothétiques et moins sûrs (bien que, nous l’avons vu, les précédents ne l’étaient pas bien davantage) de l’autobiographe. Pour être franchi, ce passage demande à ce qu’une part de fiction, voire de fantasme de plus en plus importante soit assumée au fil de l’écriture; voilà en quoi il s’agit vraisemblablement d’une traversée progressive des genres.

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Dans La biographie, suite à une réflexion terminologique sur la nature du genre, Daniel Madelénat propose la définition que voici:

Récit écrit ou oral, en prose, qu’un narrateur fait de la vie d’un personnage historique (en mettant l’accent sur la singularité d’une existence individuelle et la continuité d’une personnalité). (MADELÉNAT, 1984: 20)

Michon se situe "à l’oblique des traditions" (NOIRAY, 1996: 298), à l’oblique donc de la définition de Madelénat. En effet, même dans les premières "Vies", si l’accent porte plutôt sur "la singularité d’une existence individuelle", rien ne permet d’en voir une continuité au sens canonique; déjà, les vies sont fabriquées de manière atypique, non linéaire. Dans les "Vies d’Eugène et de Clara", la rupture est définitive; au surplus, les héros narrativisés ici sont peut-être moins ceux qu’annonce le titre que le père du narrateur, fantôme parmi les ombres:

… moi-même enfin, godiche interloqué, qui n’osais m’enquérir de l’identité du disparu et cherchais le cadavre dans les ombres montantes, dans les yeux nostalgiques de ma mère, dans mon propre corps aux genoux rouges de froid. (MICHON, 1984: 80-1)

Plus loin, par un jeu de correspondances photographiques, le lecteur remarque que l’objet véritable de sa quête n’est autre que lui-même:

La maison était ce que j’ai dit; sur un meuble, un cadre contenait des photos de moi à différents âges: et Clara me dit que mon père pleurait en les voyant; j’en regardais un autre, symétrique, où étaient des photos d’Aimé. Un absent en pleurait un autre dans cette maison d’absences, des disparus communiquaient comme des médiums par des portraits […]; et sans doute, loin de ce face-à-face touchant et sinistre, nous vivions l’un et l’autre; mais nous vivions à jamais séparés; et notre réunion spectrale d’ici […] nous rappelait où que nous fussions que chacun de nous portait en lui le spectre de l’autre, et pour l’autre était spectre (MICHON, 1984: 83- 4).

En faisant la biographie de ses grands-parents, le narrateur entrevoit l’ombre spectrale de son père enfui et, en racontant ce dernier, c’est sa propre existence qu’il s’efforce de couler dans le bronze de l’écrit.

Aux "Vies d’Eugène et de Clara" font suite celles des frères Bakroot, compagnons de lycée du narrateur. Peut-être est-ce ici que s’articule le passage du côté de l’autobiographie dans la mesure où l’enfance du scribe devient le sujet principal. Et de nouveau, la poétique oblique se poursuit dans une mise en récit de plus en plus subjective qui bientôt n’obéira plus, semble-t-il, qu’aux exigences du fantasme. En l’occurrence, le narrateur se cache, au sens de Geneviève Noiray, derrière ses biographés, frères à la bouille batave de Saint-Priest-Palus. Le jeu de correspondances se poursuit et, cette fois, le lecteur se trouve invité dans un nouveau repli des coulisses michoniennes: en parlant de Roland Bakroot, adolescent timide, dégingandé et boudeur malmené par son frère cadet, qui a trouvé dans le personnage d’Achille, vieux professeur lettré et comique, un substitut de père, le narrateur écrit: "Dès lors, sa vie s’était fourvoyée dans les passés simples - je le sais, pour être lui" (MICHON, 1984: 125).

L’identification à Roland Bakroot, qui succède à l’identification au père évoquée plus haut, fournit la clé de l’un des procédés fondamentaux de l’entreprise scripturaire des Vies que nous pourrions appeler une construction autobiographique en fragments de miroir. Si le dessein du narrateur est de remédier aux affects de non-être qu’il impute principalement à l’absence du père et à la "défaillance des branches mâles" (MICHON, 1984: 78), c’est dans le miroir de l’écriture qu’il entend découvrir les traits de son visage. À mesure que le récit avance, cette nécessité d’écrire se fait de plus en plus insistante, voire de plus en plus lancinante, jusqu’à devenir insupportable: "Je fis en train un voyage terrifié; il allait falloir écrire, et je ne le pourrais pas; je m’étais mis au pied du mur, et n’étais pas maçon" (MICHON, 1984: 164). Puis, plus loin: "… dans l’absence de l’Écrit, je ne voulais plus vivre, ou seulement gavé, somnolent et niais…" (MICHON, 1984: 171).

L’écriture qui, en l’occurrence, fait vraisemblablement l’objet d’une déification, est invoquée comme la colonne vertébrale qui permet de se tenir debout, c’est-à-dire d’être en vie, soutenu par les fondations du langage sans lequel, comme la plante grimpante dont on retire brusquement le tuteur, la monade s’affaisse pour n’être plus que chair insignifiante:

Pas de jour plus insupportablement fort que celui-ci dans ma mémoire; j’y expérimentais que les mots peuvent s’évanouir et quelle flaque sanglante, bourdonnante de mouches et harcelée, ils laissent d’un corps dont ils se sont retirés: eux partis, reste l’idiotie et le hurlement. (MICHON, 1984: 173)

Si l’écriture doit être le miroir dans lequel le narrateur apparaîtra, le reflet où il se verra enfin gonflé de mots et soutenu par l’édifice du langage, la composition des Vies indique comment celui-ci est a priori fragmenté. En effet, pour se trouver, le narrateur construit d’abord huit vies qui correspondent à autant de morceaux dispersés de lui-même. Voilà aussi sans doute le principe qui fonde la cohésion et l’unité de l’ensemble.

Depuis la fuite originelle énoncée dans les premières "Vies", le narrateur a pris conscience, par le truchement des "Vies d’Eugène et de Clara", de l’absence paternelle qui constitue la pierre angulaire de son entreprise. C’est alors que se fait jour le besoin forcené d’écrire afin de transformer en verbe immortel les chairs putréfiées de ses ancêtres et de freiner la chute de celles, encore pantelantes - mais pour combien de temps ? - dans sa mémoire, des êtres qui ont traversé sa déroute. Il n’est pas lieu ici de détailler les processus identificatoires qui interviennent dans cette construction en fragments de miroir. Nous nous contenterons donc, pour terminer, de présenter les dernières "Vies" en indiquant comment, par un jeu de correspondances et d’échos multiples, s’approfondit la poétique de l’autobiographie oblique, jusqu’à ce que l’on pourrait peut-être considérer comme une réconciliation globale où les morceaux du puzzle mémoriel du narrateur, qu’ils relèvent du genre, des procédés formels ou de la thématique de l’œuvre, semblent se fondre dans une sorte de synthèse finale où ils recouvrent leur unité.

La "Vie du père Foucault" introduit la question du langage et de l’écriture. Aussi, dans cette cinquième partie, le narrateur devient-il le principal protagoniste (12 pages autobiographiques avant d’introduire Foucault, dont le récit sera contenu en 11 pages). Le père Foucault est le vieil homme dont le narrateur fait la rencontre à l’hôpital où il est en convalescence pour s’être fait tabasser. La symétrie, entre les deux parties de cette "Vie", est saisissante: le père Foucault, à une page près, fait son apparition au beau milieu du récit. Dans la première partie, le narrateur raconte une nuit d’ivresse passée en compagnie de Marianne dans les bars de Clermont-Ferrand. À la nécessité d’écrire se joint alors, comme un obstacle insurmontable, le fantasme d’illettrisme, voire d’aphonie:

"Nous marchâmes de bar en bar, mon courroux grandissant avec l’empêchement de mon verbe, de plus en plus poisseux, noyé d’ombres, sonore; Je (sic) me vouais aux gémonies: ma langue ne pouvait plus même maîtriser les mots, comment pourrais-je jamais les écrire ?" (MICHON, 1984: 139).

Abîmé dans son impouvoir à la Brasserie de Strasbourg, il aperçoit un beau parleur affairé à séduire deux grisettes; ce "don Juan avili" (MICHON, 1984: 139) permettra à sa rage de se détourner de lui-même pour aller se "ficher en une autre cible" (MICHON, 1984: 140). La rage du narrateur, qui procède du fantasme d’illettrisme mentionné plus haut, s’excite à la vue de ce matamore qui a sur le scribe masochiste l’avantage de ne pas se sentir écrasé par la pauvreté de son verbe; cette confiance béate est précisément celle qui fait défaut au narrateur et qui l’empêche d’écrire, tout accablé qu’il est par une "anxiété de l’influence" (5) faite de représentations surmoïques de "Grands Auteurs et lecteurs Difficiles" (MICHON, 1984: 157). Pour préserver l’illusion de sa supériorité intellectuelle - que par ailleurs il paye d’une stupeur dépressive -, il cherche à montrer au bellâtre "l’impuissance de son verbe"(MICHON, 1984: 144), ce qui lui vaut le séjour à l’hôpital où il rencontre le père Foucault. Fasciné par la réserve du vieux, il en découvre bientôt la cause:

… avec le même mouvement de toutes les épaules qu’il avait peut-être pour se décharger d’un sac de farine, il dit d’un ton navré mais d’une voix si étrangement claire que toute la salle l’entendit: "Je suis illettré. (MICHON, 1984: 155)

Par sa réalité tragique le père Foucault incarne le symptôme du narrateur: "Le père Foucault était plus écrivain que moi: à l’absence de la lettre, il préférait la mort" (MICHON, 1984: 158).

Dans la "Vie de George Bandy", en séjour dans un hôpital psychiatrique, le narrateur rencontre l’homme qui fut jadis un abbé donjuanesque au verbe étincelant. Bandy n’est plus qu’une loque sénile qui de nouveau sert de support aux réminiscences du narrateur. À l’analphabète de la biographie précédente répond un jeune théologien trop prolixe:

… les syllabes sous sa langue se décuplaient, les mots claquaient comme des fouets sommant le monde de se rendre au Verbe; l’ampleur des finales […] était une basse insidieuse de tam- tam fascinant l’ennemi, le nombreux, le profus, le créé. (MICHON, 1984: 182- 83)

Ce procédé antithétique montre en quoi Michon "multiplie les miroirs" (NOIRAY, 1996: 298); les deux personnages évoqués ci-dessus incarnent nettement des aspects contradictoires du narrateur qui, de biais, ne poursuit rien de moins que lui-même. En mettant en récit leur existence minuscule, il reproduit au gré d’une nécessité psychique deux fragments de miroir qui lui permettent de s’approcher de sa quête autobiographique.

Il nous faudrait pousser trop loin l’analyse pour découvrir en quoi Claudette, qui est l’objet de l’avant-dernière "Vie" de l’œuvre, peut constituer un fragment de l’autobiographe. Contentons-nous ici d’indiquer qu’il n’est pas un hasard si cet épisode est le plus court de l’œuvre; nous ne pouvons y voir en fait qu’un lieu de transition vers la résolution relatée dans la dernière "Vie". Pour le moment, dans cette "Vie" transitoire, le narrateur écrit: "J’échappai pourtant, sauvé des fastes de la capitale par un aveuglement de femme, qui me prit pour un auteur…" (MICHON, 1984: 216). En intégrant Claudette à son miroir scripturaire, le narrateur construit le pont qui lui permettra d’accéder à l’écriture rédemptrice qui, comme la foudre anime Frankenstein, insufflera la vie à ses biographés et, par conséquent, le rendra à lui- même. Les Vies minuscules se terminent sur la "Vie de la petite morte", sœur aînée du narrateur dont la disparition précoce fait peut-être de celui-ci un "enfant de remplacement " (6). Toujours est-il que c’est après la remémoration de la petite morte que le miracle tant attendu s’accomplira. Le narrateur, qui dans la "Vie de Georges Bandy" espérait encore "un chemin de Damas ou la découverte proustienne de François le Champi dans la bibliothèque des Guermantes" (MICHON, 1984: 165-66), vivra enfin son épisode de la Madeleine (7). Dans le jardin de Palaiseau, elle apparaît au narrateur, concrétisant ainsi le miracle invoqué: "C’était bien elle, "la petite morte, derrière les rosiers". Elle était là, devant moi "(MICHON, 1984: 246). L’écriture, qui jusqu’alors attendait la Grâce pour s’accomplir, comprend peut-être qu’il n’en revient qu’à elle d’engendrer des miracles:

Je crois que les doux tilleuls blancs de neige se sont penchés dans le dernier regard du vieux Foucault plus que muet, je le crois et peut- être il le veut. Qu’à Marsac une enfant toujours naisse. Que la mort de Dufourneau soit moins définitive parce qu’Élise s’en souvint ou l’inventa; et que celle d’Élise soit allégée par ces lignes. Que dans mes étés fictifs, leur hiver hésite. Que dans le conclave ailé qui se tient aux Cards sur les ruines de ce qui aurait pu être, ils soient (MICHON, 1984: 249).

*****

"Il faut en finir", écrit le narrateur en commençant la dernière "Vie ". Ainsi doit- il en être de ces lignes. L’œuvre de Pierre Michon semble abolir la limite qui sépare fiction et réalité. Nous avons vu que le narrateur ne dédaignait pas d’assumer l’imperfection de sa mémoire et des archives qu’elle contient au profit d’un passage de plus en plus marqué vers un type de biographie fictive. Dans l’article déjà cité, Viart rapporte que Michon se dit "rhétoricien de l’hésitation". Au lendemain de l’ère du soupçon, l’écrivain élabore une véritable poétique de l’incertitude scandée de "je doute que…", "j’ignore si…", "sans doute…", etc. Comme les Anciens, il sait que "toute chose est muable et proche de l’incertain" (8). S’il cherche une vérité, il doute de pouvoir la trouver ailleurs que dans l’enceinte de la littérature qui, comme le dit Kundera en parlant du roman, est "sagesse de l’incertitude" (9). Laissons donc à Madelénat le soin de conclure par la bouche d’un Ancien:

Le scepticisme moderne doit ici rejoindre l’antique sagesse de Xénophane: "La vérité certaine, personne ne la connut ni ne la connaîtra jamais (…). Quelqu’un pourrait bien, par hasard, proférer la vérité ultime, il n’en saurait rien lui- même. En toutes choses règne la conjecture. (MADELÉNAT, 1984: 208)

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Notes

(1) Yvan Lamonde distingue le fil d’or de la biographie, qui procède d’archives inespérées, "extraordinaires", du fil blanc, hypothétique, que le biographe utilise pour calfeutrer les trous archivistiques.

(2) "En histoire, les vies ne sont pas des romans, et pour ceux qui ont choisi l’archive comme lieu où peut s’écrire le passé, l’enjeu n’est pas dans la fiction." (FARGE, 1989: 95).

(3) J’emprunte l’expression au sous- titre de l'ouvrage de Simon Harel (1994).

(4) Cf. RICHARD, Jean-Pierre (1993), p. 117-40.

(5) Cf. BLOOM, Harold (1997).

(6) Nous pensons au texte de Sylvie Boyer (2000), "De la naissance posthume ou l’autobiographie en tant que "Mémorial des limbes ".

(7) Notons que la petite soeur du narrateur portait le prénom de Madeleine.

(8) Cette formule revient de manière litanique dans la troisième partie d’Abbés (MICHON, 2002.)

(9) Cf. KUNDERA, Milan (1986).

Références bibliographiques

BLOOM, Harold (1997). The Anxiety of Influence (1973). New York: Oxford University Press.

BOYER, Sylvie  (2000).  "De la naissance posthume ou l’autobiographie en tant que "Mémorial des limbes ", Le cabinet d’autofictions, Montréal, Cahiers du Célat, UQAM.

CASTIGLIONE, Agnès (dir.) (2002). Pierre Michon, l’écriture absolue. Actes du premier colloque international Pierre Michon. Musée d’art moderne de Saint- Étienne, 8, 9 et 10 mars 2001.

Compagnies de Pierre Michon (1993). Orléans: Théodore Balmoral et Lagrasse/Verdier.

FARGE, Arlette (1989). Le goût de l’archive. Paris: Seuil. Coll. La librairie du XXe siècle.

Simon Harel (1994). L’écriture réparatrice: le défaut autobiographique (Leiris, Crevel, Artaud). Montréal, XYZ. Coll. Théories et littérature.

KUNDERA, Milan (1986). L’art du roman. Paris, Gallimard. Coll. Folio essais.

LEJEUNE, Philippe (1975). Le pacte autobiographique. Paris: Seuil. Coll. Poétique.

MADELENAT, Daniel (1984). La Biographie. Paris: PUF. Coll. Littératures modernes.

MICHON, Pierre (1984). Vies minuscules. Paris: Gallimard. Coll. Folio.

MICHON, Pierre (1988). Vie de Joseph Roulin. Lagrasse: Verdier.

MICHON, Pierre (1991). Rimbaud le fils. Paris: Gallimard. Coll. Folio.

MICHON, Pierre (2002). Abbés. Lagrasse: Verdier.

MICHON, Pierre (2002a). Corps du roi. Lagrasse: Verdier.

MIRAUX, Jean- Philippe (1996). L’autobiographie. Écriture de soi et sincérité, Paris: Nathan. Coll. Université.

NEYRAUT, M., PONTALIS, J.-B., LEJEUNE, Philippe et al (1988). L’autobiographie: VI es rencontres psychanalytiques d’Aix- en- Provence, 1987. Paris: Les Belles Lettres. Coll. Confluents psychanalytiques.

NOIRAY, Geneviève (1996). "Vies minuscules: une poétique oblique de la nouvelle autobiographique ". In: ENGEL, Vincent, GUISSARD (dir.). La nouvelle de langue française aux frontières des autres genres du Moyen Âge à nos jours, Actes du colloque de Metz, p. 289-300.

RICHARD, Jean-Pierre (1993). "Pour lire Rimbaud le fils ". In: Compagnies de Pierre Michon. Orléans: Théodore Balmoral et Lagrasse/Verdier. p. 117-40.

VIART, Dominique (2002). "Les "fictions critiques "de Pierre Michon ". In: CASTIGLIONE, Agnès (dir.). Pierre Michon, l’écriture absolue, Actes du premier colloque international Pierre Michon. Musée d’art moderne de Saint- Étienne, 8, 9 et 10 mars 2001.



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