ISSN 1679-1347 |
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Artigo - Número 02 - Abril de 2004
Archive, biographie et autobiographie oblique |
dans Vies minuscules de Pierre Michon |
par David Faust (Étudiant de la Maîtrise en Études littéraires de l'UQAM)
Au lendemain des bouleversements qui ont marqué le siècle précédent, léclatement des genres littéraires témoigne sans doute de latomisation des valeurs contemporaines. La biographie na pas échappé à la vague postindustrielle ou postmoderne qui a ouvert la voie aux syncrétismes et à la perméabilité des genres. Les lignes qui suivent se veulent une réflexion sur les Vies minuscules de lécrivain français Pierre Michon, texte paru en 1984 et qui constitue une uvre limite au genre hybride entre autobiographie et biographie. Les Vies de Michon mettent en scène huit personnages qui ont peuplé le territoire généalogique ou psychique du narrateur, biographies mi-réelles, mi-fantasmées dont nous tâcherons ici dexpliciter certains paramètres: utilisation de larchive, problématique du genre, thématique de labsence du père et de lécriture rédemptrice. De la "Vie dAndré Dufourneau" à la "Vie de la petite morte", le narrateur raconte des personnages "minuscules" pour la plupart issus de sa Creuse natale et, par le fait même, se raconte et se cherche à travers lécriture.Vies minuscules et la question de larchive Le texte de Michon nest pas une biographie au sens traditionnel du terme. Il sagit peut-être davantage dune autobiographie déguisée dans les habits somptuaires de la biographie apologétique inspirée des hagiographies médiévales. Quoi quil en soit, biographie et autobiographie sappuient nécessairement sur un matériau archivistique pour mettre en récit une existence individuelle (ou, comme dans le cas des prosopographies, pour mettre en parallèle la vie dindividus qui ont vécu à la même époque afin doffrir au lecteur consentant une vision de ce que pouvait être alors, par exemple, la vie dans les campagnes au XVIIIe siècle). Le cas qui nous occupe est fort complexe. En effet, la dissolution des frontières génériques dans Vies minuscules semble navoir dégale que celle des sources à partir desquelles compose le narrateur. Au sujet de larchive chez Michon, Dominique Viart écrit: Pas de notes infrapaginales mais tout un matériel documentaire sous-jacent, qui nourrit véritablement le récit et ses perplexités: textes, uvres critiques, glose de la "vulgate" rimbaldienne, documents historiques sur les Postes et la Peinture au temps de Van Gogh et de Roulin, photographies, archives dépoque Il y a là le matériel nécessaire à la mise en uvre de ce "travail de restitution" auquel déjà sétait attelé Claude Simon à propos de sa propre famille dans Les Géorgiques ou à ce que lon a appelé les "romans" ou "récits" darchives (VIART, 2002: 204). Dans les Vies, ce fatras darchives que relève Viart apparaît au hasard des pages et des exigences du moment de lécriture. Déjà, dans la "Vie dAndré Dufourneau", le narrateur pose lune des nombreuses dichotomies qui fondent en partie lédifice de son uvre, comme si lécriture obéissait, comme Dufourneau lui-même, "au dieu sommaire et hautain du "tout ou rien" (MICHON, 1984: 19). Il sagit en fait de la contradiction qui scinde en deux parts (inégales?) la totalité du réel: dune part, le monde sensible demeure ce lieu où des destins se trament dans le silence du verbe et, dautre part, il y a cette écriture, cette parole rédemptrice au moyen de laquelle le scribe besogneux semploie à mettre de lordre dans le chaos de lexistence, dans limprévisibilité et linsignifiance dune vie; il y a en somme lhumain jeté dans le monde sensible et, en parallèle, lécrivain confiné au continent de la mémoire:je ne savais pas que lécriture était un continent plus aguicheur et plus ténébreux que lAfrique, lécrivain une espèce plus avide de se perdre que lexplorateur; et, quoiquil explorât la mémoire et les bibliothèques mémorieuses en lieu de dunes et forêts, quen revenir cousu de mots comme dautres le sont dor ou y mourir plus pauvre que devant - en mourir - était lalternative offerte aussi au scribe (MICHON, 2002: 22). Quoique lécrivain explore, donc, ses pérégrinations se font du côté de la mémoire où lencre sest substituée au sang qui bat dans le cur des manants. La conscience de la mort, qui apparaît dans la citation précédente, est au centre des Vies minuscules comme peut-être également au centre de tout entreprise autobiographique. De quelque nature que soient les archives dont il fait usage, le narrateur michonien sinscrit demblée dans le champ de la mémoire. Cette dernière, au sens large, est sa bibliothèque ou sa salle des archives; elle plonge ses racines dans la mémoire de toute personne vivante comme dans les artéfacts laissés par les défunts. Par artéfact, nous nentendons pas seulement les kilomètres darchives écrites dont parle notamment Arlette Farge dans Le goût de larchive, mais tout produit humain. Il peut sagir, comme le souligne Viart, à la fois de photographies, de représentations picturales comme aussi de gloses ou de textes critiques légués par des scribes dépoques antérieures. Dailleurs, le narrateur michonien se pose toujours par rapport au réseau de textes qui constitue ce "corps du roi" (MICHON, 2002a) quest la littérature; il fait dincessantes références aux auteurs dont il se sent solidaire ou avec lesquels il souhaite établir une filiation littéraire, quil soit fait mention de Rimbaud (figure centrale dans luvre de Michon), de Hölderlin, de Gombrowicz, de Faulkner ou de Mallarmé: et jimagine sa rage secrète, lorsquil débitait ses pompeux sermons à des paysans respectueux qui ny comprenaient goutte et des paysannes séduites, comme un pauvre Mallarmé fascinant lauditoire dun meeting prolétarien. (MICHON, 1984: 188) Pour définir larchive Arlette Farge, citant J. André, écrit: "Ensemble de documents, quels que soient leurs formes ou leur support matériel, dont laccroissement sest effectué dune manière organique, automatique, dans lexercice des activités dune personne physique ou morale, privée ou publique, et dont la conservation respecte cet accroissement sans jamais le démembrer" (FARGE, 1989: 11). Selon cette définition "scientifique", nous voyons que larchive ne saurait être réduite à de lécrit ou à du texte. Et lun des procédés originaux de Michon consiste en ce que, même dans Vies minuscules qui est peut- être son uvre la plus intimiste et la plus personnelle, il ne dédaigne pas dutiliser toutes les formes darchives qui lui sont accessibles. En loccurrence, quelles archives utilise le narrateur pour mettre en récit lexistence de ses personnages? Dabord, en ce qui a trait à la "Vie dAndré Dufourneau", mentionnons lexistence de lettres envoyées par le voyageur à Élise, la grand-mère maternelle du narrateur: Dautres lettres vinrent, annuelles ou bisannuelles, retraçant dune vie ce quen voulait dire son protagoniste, et que sans doute il croyait avoir vécu: il avait été employé forestier, "coupeur de bois", planteur enfin; il était riche. (MICHON, 1984: 25) Nous pouvons voir ici lun des procédés spécifiques du narrateur qui consiste à nommer larchive dabord, pour ensuite la décortiquer au gré de ses rêveries, de ses hypothèses de lecture et des besoins de luvre en cours: Je pense aussi à ce quil ne disait pas: quelque insignifiant secret jamais dévoilé [ ] quelque débauche de lesprit autour dun dérisoire appareil, une délectation honteuse en tout ce qui lui manquait. (MICHON, 1984: 25- 6) Ce type dintervention du narrateur dans son uvre nest pas sans rappeler le troisième paradigme biographique mentionné par Madelénat, à savoir le paradigme moderne dans lequel le biographe commence à simpliquer, à prendre la parole. Flaubert voulait que lécrivain soit à son uvre ce que Dieu est au monde, un démiurge omniscient. Dans les Vies minuscules, il faudrait parler dun dieu modeste, conscient de ses limites, les exagérant même jusquà quau pathos et au sentiment dimpuissance, mais simpliquant corps et âme dans son processus décriture. Cest dans cette perspective dailleurs que Viart note avec acuité: Michon est un écrivain qui fait entendre linstance énonciative: son uvre est un théâtre dont on montre les coulisses. Toutes les fonctions narratives sy exhibent: quil sagisse de la fonction de "régie" qui organise le récit, de la fonction "idéologique" qui en commente léthique et laxiologie, de la fonction "métalittéraire" qui discute de la mise en forme poétique, "narrative" qui exhibe ses procédures dénonciation ou encore de la fonction de communication qui interpelle le lecteur, tout ce que les analyses canoniques de la narratologie distinguent est ici exemplairement manifesté par le texte (VIART, 2002: 213). À ces fonctions que répertorie Dominique Viart, nous pourrions ajouter, au sens de Bachelard, la fonction de rêverie ou de fantasme sur laquelle nous reviendrons, et qui est sans doute celle qui conditionne ici toutes les autres. Quoi quil en soit, ce qui nous intéresse ici est de constater comment les archives épistolaires (nous parlions à linstant des lettres de Dufourneau) constituent une sorte de fil dor au sens dYvan Lamonde (1), et comment, par conséquent, eu égard à la rareté de ces archives, le narrateur doit sans cesse sen remettre au fil blanc, cest-à-dire à sa propre capacité de formuler des hypothèses afin de calfeutrer les fissures archivistiques pour conférer à son récit - comme à lexistence quil dépeint - une unité de ton, de style, peut- être aussi de sens.Il en va de même pour les autres types darchives. Pensons à la photographie qui apparaît fréquemment dans le texte comme support au travail scripturaire. Si les archives écrites du narrateur sont rarissimes, phénomène entre autres imputable à la pauvreté du verbe de ses ancêtres à laquelle sans cesse il se réfère comme à une malédiction que son travail cherche justement à conjurer, le musée familial compte bien quelques photographies quil pourra faire parler: Loccasion est belle [notons la subordination au présent de lécriture] pour tracer de lui [Dufourneau] le portrait physique que jai différé: le musée familial en a conservé un, où il est photographié en pied, dans le bleu horizon de linfanterie; les bandes molletières qui le guêtrent mont permis tout à lheure de limaginer en bas Louis XV [ ]. [ ] Allons, cest bien à un écrivain quil ressemble: il existe un portrait du jeune Faulkner, qui comme lui était petit, où je reconnais cet air hautain à la fois et ensommeillé (MICHON, 1984: 23). En loccurrence, nous voyons bien comment des traits de caractère du personnage naissent de la mise en parallèle dune photographie unique de celui- ci et dun portrait de Faulkner dont le narrateur se souvient; la fonction de rêverie mentionnée plus haut devient manifeste. Sans le fil blanc de la rêverie ou du fantasme, il ny a quun daguerréotype figurant un personnage ordinaire. Or, dans le présent de lécriture émerge une comparaison avec lécrivain américain et, par conséquent, le sens attribué au portrait de lancêtre, de même quune vérité de lancêtre lui-même, se font jour et se fixent, se cristallisent dans lécriture pour restituer le personnage minuscule à la mémoire des hommes: " qui, si je nen prenais ici acte, se souviendrait dAndré Dufourneau, faux noble et paysan perverti [ ] ?" (MICHON, 1984: 31- 2). De la biographie à lautobiographie oblique Si les archives photographiques - notamment celles qui figurent le père absent du narrateur - demeurent en partie le matériau du narrateur, la transition se fait de plus en plus sentir, au fil de lécriture, vers un genre plus autobiographique. Dailleurs, contrairement à Claude Simon, le narrateur michonien ne tient pas ces archives sous les yeux au moment où il en accomplit lorchestration scripturaire. En fait, il travaille à partir de sa propre mémoire, de ses propres souvenirs des photographies, des lettres, des colifichets et des palabres de sa grand-mère. Dans cette perspective, la déformation fantasmatique et phénoménologique du réel sen trouve hypertrophiée. Toutefois, comme luvre de Michon "est un théâtre dont on montre les coulisses" (VIART, 2002: 213), ce caractère hypothétique de linterprétation scripturaire est toujours mentionné dans le texte. Tout comme larchive qui est montrée, le fantasme et limagination, le fil blanc et la part de fiction sont expressément assumés: "Il faut alors imaginer quun jour, Toussaint perçut dans le fils [ ] quelque chose, geste, parole ou plus vraisemblablement silence, qui lui déplut " (MICHON, 1984: 42). Dans cet extrait, le narrateur affirme imaginer la scène. Plus loin, il admet traverser la frontière quArlette Farge proscrit à lhistorien (2): lobservateur fictif, épars avec le soir dans lodeur du grand sureau face à la porte, les voit entrer, même silhouette et casquette ensuée, nuques mêmement brûlées, vaguement mythologiques comme toujours le sont père et fils, double temps se chevauchant dans lespace ici- bas. (MICHON, 1984: 43). Si les deux premières "Vies" donnaient lieu à une narration plutôt biographique, à partir des "Vies dEugène et de Clara" lécriture tend davantage au genre autobiographique. En fait, si chaque "Vie" constitue un système autotélique et peut être lue indépendamment, elle fait surtout partie dune composition densemble qui comporte une très forte cohésion interne. Lun des aspects esthétiques de luvre consiste entre autres en une progression manifeste de la biographie, aussi romancée soit- elle, vers lautobiographie. Pour entamer la première "Vie", celle dAndré Dufourneau déjà évoquée, le narrateur écrit: "Avançons dans la genèse de mes prétentions". Puis il se demande aussitôt: "Ai- je quelque ascendant qui fut beau capitaine, jeune enseigne insolent ou négrier farouchement taciturne ?" (MICHON, 1984: 13). Lincipit lève alors le rideau sur ce qui sera dabord un travail darchéologie familiale. Après avoir composé la biographie de Dufourneau, qui dailleurs ne fut pas son ancêtre biologique (le personnage fut adopté par ses arrière-grands-parents maternels), il remonte les générations jusquà Antoine Peluchet. Par la suite, il en revient à des êtres quil a lui-même côtoyés pour faire la relation des "Vies dEugène et de Clara", ses grands-parents paternels. Cest dans cette section que sera révélée la faille paternelle, défaut autobiographique (3) fantasmé comme la cause dun affect de non-être auquel seule lécriture pourra porter secours. À défaut davoir connu ce père absent, il doit sen remettre à ses grands-parents: À mon père, inaccessible et caché comme un dieu, je ne saurais directement penser. Comme à un fidèle [ ], il me faut le secours de ses truchements, anges ou clergé; et me vient dabord à lesprit la visite annuelle [ ] que me rendaient, enfant, mes grands- parents paternels " (MICHON, 1984: 71) Ce procédé, qui consiste à faire la biographie des grands-parents pour découvrir le visage caché de son père, immerge le lecteur dans ce que Geneviève Noiray, reprenant lexpression introduite par Jean-Pierre Richard dans un article consacré à lauteur (4), appelle la "poétique oblique de la nouvelle autobiographique": Dans cette entreprise aux marges de la nouvelle et de lautobiographie, Michon se saisit et se construit de biais; il multiplie les miroirs pour peindre son infirmité à écrire et se poste à loblique des traditions, peut- être par angoisse de sy confronter, par indifférence à des formes établies, par besoin congénital de larrachement. Il est à loblique de la tradition des Vies parce quil choisit des vies minuscules et non des vies dhommes illustres; cependant il nopère ni parodie, ni dérision, ni réduction de ce genre apologétique; il montre au contraire la gloire de lhumble et du presque rien. (NOIRAY, 1996: 298) Pour se trouver de biais, le narrateur (qui peut aussi bien être le double de lauteur, ce qui ne peut être débattu ici) doit dabord à la fois découvrir et créer ses ancêtres. Pour la psychanalyse, le sujet ne peut se former que par des jeux didentification. Or, dans le cas des Vies minuscules, le problème vient du fait que ces représentations sont, a priori, soit défaillantes, soit carrément absentes. Pour se construire, donc, le narrateur doit dabord élaborer ces représentations identificatoires. Et, pour poursuivre la métaphore de loblique, pour restituer par lécriture la figure paternelle vacante, il est forcé de sen remettre au souvenir de ses grands-parents. Geneviève Noiray est très juste lorsquelle allègue que le narrateur des Vies "multiplie les miroirs", ce qui donne à lensemble de luvre lapparence dun tableau peint en clair-obscur. Pour résumer ce procédé fondamental de Vies minuscules, nous dirions simplement que la poétique de lautobiographie oblique consiste à faire la biographie des autres pour en venir à parler de soi. Nous avons dit que, dans les épisodes précédents, le narrateur sen remettait à des sources extérieures, quoiquà la vérité, les souvenirs dÉlise et les archives variées qui lui fournissent matière à narrativisation sont ceux qui émergent dans sa propre conscience au moment même de lécriture et selon les exigences de celle-ci. Dans les "Vies dEugène et de Clara", le narrateur travaille plus librement, si lon peut dire; il se dégage de plus en plus du musée familial pour se mettre à lécoute de sa propre mémoire. Cest en cela sans doute quil troque progressivement ses oripeaux de biographe pour ceux, plus hypothétiques et moins sûrs (bien que, nous lavons vu, les précédents ne létaient pas bien davantage) de lautobiographe. Pour être franchi, ce passage demande à ce quune part de fiction, voire de fantasme de plus en plus importante soit assumée au fil de lécriture; voilà en quoi il sagit vraisemblablement dune traversée progressive des genres. |
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Dans La biographie, suite à une réflexion terminologique sur la nature du genre, Daniel Madelénat propose la définition que voici: Récit écrit ou oral, en prose, quun narrateur fait de la vie dun personnage historique (en mettant laccent sur la singularité dune existence individuelle et la continuité dune personnalité). (MADELÉNAT, 1984: 20) Michon se situe "à loblique des traditions" (NOIRAY, 1996: 298), à loblique donc de la définition de Madelénat. En effet, même dans les premières "Vies", si laccent porte plutôt sur "la singularité dune existence individuelle", rien ne permet den voir une continuité au sens canonique; déjà, les vies sont fabriquées de manière atypique, non linéaire. Dans les "Vies dEugène et de Clara", la rupture est définitive; au surplus, les héros narrativisés ici sont peut-être moins ceux quannonce le titre que le père du narrateur, fantôme parmi les ombres: moi-même enfin, godiche interloqué, qui nosais menquérir de lidentité du disparu et cherchais le cadavre dans les ombres montantes, dans les yeux nostalgiques de ma mère, dans mon propre corps aux genoux rouges de froid. (MICHON, 1984: 80-1) Plus loin, par un jeu de correspondances photographiques, le lecteur remarque que lobjet véritable de sa quête nest autre que lui-même: La maison était ce que jai dit; sur un meuble, un cadre contenait des photos de moi à différents âges: et Clara me dit que mon père pleurait en les voyant; jen regardais un autre, symétrique, où étaient des photos dAimé. Un absent en pleurait un autre dans cette maison dabsences, des disparus communiquaient comme des médiums par des portraits [ ]; et sans doute, loin de ce face-à-face touchant et sinistre, nous vivions lun et lautre; mais nous vivions à jamais séparés; et notre réunion spectrale dici [ ] nous rappelait où que nous fussions que chacun de nous portait en lui le spectre de lautre, et pour lautre était spectre (MICHON, 1984: 83- 4). En faisant la biographie de ses grands-parents, le narrateur entrevoit lombre spectrale de son père enfui et, en racontant ce dernier, cest sa propre existence quil sefforce de couler dans le bronze de lécrit. Aux "Vies dEugène et de Clara" font suite celles des frères Bakroot, compagnons de lycée du narrateur. Peut-être est-ce ici que sarticule le passage du côté de lautobiographie dans la mesure où lenfance du scribe devient le sujet principal. Et de nouveau, la poétique oblique se poursuit dans une mise en récit de plus en plus subjective qui bientôt nobéira plus, semble-t-il, quaux exigences du fantasme. En loccurrence, le narrateur se cache, au sens de Geneviève Noiray, derrière ses biographés, frères à la bouille batave de Saint-Priest-Palus. Le jeu de correspondances se poursuit et, cette fois, le lecteur se trouve invité dans un nouveau repli des coulisses michoniennes: en parlant de Roland Bakroot, adolescent timide, dégingandé et boudeur malmené par son frère cadet, qui a trouvé dans le personnage dAchille, vieux professeur lettré et comique, un substitut de père, le narrateur écrit: "Dès lors, sa vie sétait fourvoyée dans les passés simples - je le sais, pour être lui" (MICHON, 1984: 125). Lidentification à Roland Bakroot, qui succède à lidentification au père évoquée plus haut, fournit la clé de lun des procédés fondamentaux de lentreprise scripturaire des Vies que nous pourrions appeler une construction autobiographique en fragments de miroir. Si le dessein du narrateur est de remédier aux affects de non-être quil impute principalement à labsence du père et à la "défaillance des branches mâles" (MICHON, 1984: 78), cest dans le miroir de lécriture quil entend découvrir les traits de son visage. À mesure que le récit avance, cette nécessité décrire se fait de plus en plus insistante, voire de plus en plus lancinante, jusquà devenir insupportable: "Je fis en train un voyage terrifié; il allait falloir écrire, et je ne le pourrais pas; je métais mis au pied du mur, et nétais pas maçon" (MICHON, 1984: 164). Puis, plus loin: " dans labsence de lÉcrit, je ne voulais plus vivre, ou seulement gavé, somnolent et niais " (MICHON, 1984: 171). Lécriture qui, en loccurrence, fait vraisemblablement lobjet dune déification, est invoquée comme la colonne vertébrale qui permet de se tenir debout, cest-à-dire dêtre en vie, soutenu par les fondations du langage sans lequel, comme la plante grimpante dont on retire brusquement le tuteur, la monade saffaisse pour nêtre plus que chair insignifiante: Pas de jour plus insupportablement fort que celui-ci dans ma mémoire; jy expérimentais que les mots peuvent sévanouir et quelle flaque sanglante, bourdonnante de mouches et harcelée, ils laissent dun corps dont ils se sont retirés: eux partis, reste lidiotie et le hurlement. (MICHON, 1984: 173) Si lécriture doit être le miroir dans lequel le narrateur apparaîtra, le reflet où il se verra enfin gonflé de mots et soutenu par lédifice du langage, la composition des Vies indique comment celui-ci est a priori fragmenté. En effet, pour se trouver, le narrateur construit dabord huit vies qui correspondent à autant de morceaux dispersés de lui-même. Voilà aussi sans doute le principe qui fonde la cohésion et lunité de lensemble. Depuis la fuite originelle énoncée dans les premières "Vies", le narrateur a pris conscience, par le truchement des "Vies dEugène et de Clara", de labsence paternelle qui constitue la pierre angulaire de son entreprise. Cest alors que se fait jour le besoin forcené décrire afin de transformer en verbe immortel les chairs putréfiées de ses ancêtres et de freiner la chute de celles, encore pantelantes - mais pour combien de temps ? - dans sa mémoire, des êtres qui ont traversé sa déroute. Il nest pas lieu ici de détailler les processus identificatoires qui interviennent dans cette construction en fragments de miroir. Nous nous contenterons donc, pour terminer, de présenter les dernières "Vies" en indiquant comment, par un jeu de correspondances et déchos multiples, sapprofondit la poétique de lautobiographie oblique, jusquà ce que lon pourrait peut-être considérer comme une réconciliation globale où les morceaux du puzzle mémoriel du narrateur, quils relèvent du genre, des procédés formels ou de la thématique de luvre, semblent se fondre dans une sorte de synthèse finale où ils recouvrent leur unité. La "Vie du père Foucault" introduit la question du langage et de lécriture. Aussi, dans cette cinquième partie, le narrateur devient-il le principal protagoniste (12 pages autobiographiques avant dintroduire Foucault, dont le récit sera contenu en 11 pages). Le père Foucault est le vieil homme dont le narrateur fait la rencontre à lhôpital où il est en convalescence pour sêtre fait tabasser. La symétrie, entre les deux parties de cette "Vie", est saisissante: le père Foucault, à une page près, fait son apparition au beau milieu du récit. Dans la première partie, le narrateur raconte une nuit divresse passée en compagnie de Marianne dans les bars de Clermont-Ferrand. À la nécessité décrire se joint alors, comme un obstacle insurmontable, le fantasme dillettrisme, voire daphonie: "Nous marchâmes de bar en bar, mon courroux grandissant avec lempêchement de mon verbe, de plus en plus poisseux, noyé dombres, sonore; Je (sic) me vouais aux gémonies: ma langue ne pouvait plus même maîtriser les mots, comment pourrais-je jamais les écrire ?" (MICHON, 1984: 139). Abîmé dans son impouvoir à la Brasserie de Strasbourg, il aperçoit un beau parleur affairé à séduire deux grisettes; ce "don Juan avili" (MICHON, 1984: 139) permettra à sa rage de se détourner de lui-même pour aller se "ficher en une autre cible" (MICHON, 1984: 140). La rage du narrateur, qui procède du fantasme dillettrisme mentionné plus haut, sexcite à la vue de ce matamore qui a sur le scribe masochiste lavantage de ne pas se sentir écrasé par la pauvreté de son verbe; cette confiance béate est précisément celle qui fait défaut au narrateur et qui lempêche décrire, tout accablé quil est par une "anxiété de linfluence" (5) faite de représentations surmoïques de "Grands Auteurs et lecteurs Difficiles" (MICHON, 1984: 157). Pour préserver lillusion de sa supériorité intellectuelle - que par ailleurs il paye dune stupeur dépressive -, il cherche à montrer au bellâtre "limpuissance de son verbe"(MICHON, 1984: 144), ce qui lui vaut le séjour à lhôpital où il rencontre le père Foucault. Fasciné par la réserve du vieux, il en découvre bientôt la cause: avec le même mouvement de toutes les épaules quil avait peut-être pour se décharger dun sac de farine, il dit dun ton navré mais dune voix si étrangement claire que toute la salle lentendit: "Je suis illettré. (MICHON, 1984: 155) Par sa réalité tragique le père Foucault incarne le symptôme du narrateur: "Le père Foucault était plus écrivain que moi: à labsence de la lettre, il préférait la mort" (MICHON, 1984: 158). Dans la "Vie de George Bandy", en séjour dans un hôpital psychiatrique, le narrateur rencontre lhomme qui fut jadis un abbé donjuanesque au verbe étincelant. Bandy nest plus quune loque sénile qui de nouveau sert de support aux réminiscences du narrateur. À lanalphabète de la biographie précédente répond un jeune théologien trop prolixe: les syllabes sous sa langue se décuplaient, les mots claquaient comme des fouets sommant le monde de se rendre au Verbe; lampleur des finales [ ] était une basse insidieuse de tam- tam fascinant lennemi, le nombreux, le profus, le créé. (MICHON, 1984: 182- 83) Ce procédé antithétique montre en quoi Michon "multiplie les miroirs" (NOIRAY, 1996: 298); les deux personnages évoqués ci-dessus incarnent nettement des aspects contradictoires du narrateur qui, de biais, ne poursuit rien de moins que lui-même. En mettant en récit leur existence minuscule, il reproduit au gré dune nécessité psychique deux fragments de miroir qui lui permettent de sapprocher de sa quête autobiographique. Il nous faudrait pousser trop loin lanalyse pour découvrir en quoi Claudette, qui est lobjet de lavant-dernière "Vie" de luvre, peut constituer un fragment de lautobiographe. Contentons-nous ici dindiquer quil nest pas un hasard si cet épisode est le plus court de luvre; nous ne pouvons y voir en fait quun lieu de transition vers la résolution relatée dans la dernière "Vie". Pour le moment, dans cette "Vie" transitoire, le narrateur écrit: "Jéchappai pourtant, sauvé des fastes de la capitale par un aveuglement de femme, qui me prit pour un auteur " (MICHON, 1984: 216). En intégrant Claudette à son miroir scripturaire, le narrateur construit le pont qui lui permettra daccéder à lécriture rédemptrice qui, comme la foudre anime Frankenstein, insufflera la vie à ses biographés et, par conséquent, le rendra à lui- même. Les Vies minuscules se terminent sur la "Vie de la petite morte", sur aînée du narrateur dont la disparition précoce fait peut-être de celui-ci un "enfant de remplacement " (6). Toujours est-il que cest après la remémoration de la petite morte que le miracle tant attendu saccomplira. Le narrateur, qui dans la "Vie de Georges Bandy" espérait encore "un chemin de Damas ou la découverte proustienne de François le Champi dans la bibliothèque des Guermantes" (MICHON, 1984: 165-66), vivra enfin son épisode de la Madeleine (7). Dans le jardin de Palaiseau, elle apparaît au narrateur, concrétisant ainsi le miracle invoqué: "Cétait bien elle, "la petite morte, derrière les rosiers". Elle était là, devant moi "(MICHON, 1984: 246). Lécriture, qui jusqualors attendait la Grâce pour saccomplir, comprend peut-être quil nen revient quà elle dengendrer des miracles: Je crois que les doux tilleuls blancs de neige se sont penchés dans le dernier regard du vieux Foucault plus que muet, je le crois et peut- être il le veut. Quà Marsac une enfant toujours naisse. Que la mort de Dufourneau soit moins définitive parce quÉlise sen souvint ou linventa; et que celle dÉlise soit allégée par ces lignes. Que dans mes étés fictifs, leur hiver hésite. Que dans le conclave ailé qui se tient aux Cards sur les ruines de ce qui aurait pu être, ils soient (MICHON, 1984: 249). ***** "Il faut en finir", écrit le narrateur en commençant la dernière "Vie ". Ainsi doit- il en être de ces lignes. Luvre de Pierre Michon semble abolir la limite qui sépare fiction et réalité. Nous avons vu que le narrateur ne dédaignait pas dassumer limperfection de sa mémoire et des archives quelle contient au profit dun passage de plus en plus marqué vers un type de biographie fictive. Dans larticle déjà cité, Viart rapporte que Michon se dit "rhétoricien de lhésitation". Au lendemain de lère du soupçon, lécrivain élabore une véritable poétique de lincertitude scandée de "je doute que ", "jignore si ", "sans doute ", etc. Comme les Anciens, il sait que "toute chose est muable et proche de lincertain" (8). Sil cherche une vérité, il doute de pouvoir la trouver ailleurs que dans lenceinte de la littérature qui, comme le dit Kundera en parlant du roman, est "sagesse de lincertitude" (9). Laissons donc à Madelénat le soin de conclure par la bouche dun Ancien: Le scepticisme moderne doit ici rejoindre lantique sagesse de Xénophane: "La vérité certaine, personne ne la connut ni ne la connaîtra jamais ( ). Quelquun pourrait bien, par hasard, proférer la vérité ultime, il nen saurait rien lui- même. En toutes choses règne la conjecture. (MADELÉNAT, 1984: 208) |
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Notes (1) Yvan Lamonde distingue le fil dor de la biographie, qui procède darchives inespérées, "extraordinaires", du fil blanc, hypothétique, que le biographe utilise pour calfeutrer les trous archivistiques. (2) "En histoire, les vies ne sont pas des romans, et pour ceux qui ont choisi larchive comme lieu où peut sécrire le passé, lenjeu nest pas dans la fiction." (FARGE, 1989: 95). (3) Jemprunte lexpression au sous- titre de l'ouvrage de Simon Harel (1994). (4) Cf. RICHARD, Jean-Pierre (1993), p. 117-40. (5) Cf. BLOOM, Harold (1997). (6) Nous pensons au texte de Sylvie Boyer (2000), "De la naissance posthume ou lautobiographie en tant que "Mémorial des limbes ". (7) Notons que la petite soeur du narrateur portait le prénom de Madeleine. (8) Cette formule revient de manière litanique dans la troisième partie dAbbés (MICHON, 2002.) (9) Cf. KUNDERA, Milan (1986). |
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Références bibliographiques BLOOM, Harold (1997). The Anxiety of Influence (1973). New York: Oxford University Press. BOYER, Sylvie (2000). "De la naissance posthume ou lautobiographie en tant que "Mémorial des limbes ", Le cabinet dautofictions, Montréal, Cahiers du Célat, UQAM. CASTIGLIONE, Agnès (dir.) (2002). Pierre Michon, lécriture absolue. Actes du premier colloque international Pierre Michon. Musée dart moderne de Saint- Étienne, 8, 9 et 10 mars 2001. Compagnies de Pierre Michon (1993). Orléans: Théodore Balmoral et Lagrasse/Verdier. FARGE, Arlette (1989). Le goût de larchive. Paris: Seuil. Coll. La librairie du XXe siècle. Simon Harel (1994). Lécriture réparatrice: le défaut autobiographique (Leiris, Crevel, Artaud). Montréal, XYZ. Coll. Théories et littérature. KUNDERA, Milan (1986). Lart du roman. Paris, Gallimard. Coll. Folio essais. LEJEUNE, Philippe (1975). Le pacte autobiographique. Paris: Seuil. Coll. Poétique. MADELENAT, Daniel (1984). La Biographie. Paris: PUF. Coll. Littératures modernes. MICHON, Pierre (1984). Vies minuscules. Paris: Gallimard. Coll. Folio. MICHON, Pierre (1988). Vie de Joseph Roulin. Lagrasse: Verdier. MICHON, Pierre (1991). Rimbaud le fils. Paris: Gallimard. Coll. Folio. MICHON, Pierre (2002). Abbés. Lagrasse: Verdier. MICHON, Pierre (2002a). Corps du roi. Lagrasse: Verdier. MIRAUX, Jean- Philippe (1996). Lautobiographie. Écriture de soi et sincérité, Paris: Nathan. Coll. Université. NEYRAUT, M., PONTALIS, J.-B., LEJEUNE, Philippe et al (1988). Lautobiographie: VI es rencontres psychanalytiques dAix- en- Provence, 1987. Paris: Les Belles Lettres. Coll. Confluents psychanalytiques. NOIRAY, Geneviève (1996). "Vies minuscules: une poétique oblique de la nouvelle autobiographique ". In: ENGEL, Vincent, GUISSARD (dir.). La nouvelle de langue française aux frontières des autres genres du Moyen Âge à nos jours, Actes du colloque de Metz, p. 289-300. RICHARD, Jean-Pierre (1993). "Pour lire Rimbaud le fils ". In: Compagnies de Pierre Michon. Orléans: Théodore Balmoral et Lagrasse/Verdier. p. 117-40. VIART, Dominique (2002). "Les "fictions critiques "de Pierre Michon ". In: CASTIGLIONE, Agnès (dir.). Pierre Michon, lécriture absolue, Actes du premier colloque international Pierre Michon. Musée dart moderne de Saint- Étienne, 8, 9 et 10 mars 2001. |
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